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Histoire et enseignement des mathématiques, rigueurs, erreurs, raisonnements

Trente ans après la période « bourbakiste », alors qu’on met en place une épreuve « expérimentale » de mathématiques au bac S, la question de la « rigueur » dans l’enseignement des mathématiques pourrait sembler relever d’une querelle dépassée. Cependant, elle se pose tous les jours aux enseignants de mathématiques. « Qu’accepte-t-on comme rigoureux, comme évident, au collège, au lycée, à l’université ? Que décide-t-on de démontrer ? Quand et pourquoi ? » Cet ouvrage apporte un éclairage historique sur ces questions à travers une douzaine de textes d’auteurs différents.
La partie I s’intéresse à la notion de ­rigueur et le pluriel « rigueurs » montre que l’objet en est d’abord de montrer comment le formalisme de la démonstration s’appuie de façon différente selon les époques, sur l’évidence : évidence visuelle, évidence logique, évidence calculatoire. Il pose la question de leur lien avec la vérité : ainsi lorsque Descartes demande de « ne jamais recevoir aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ». Les cartésiens reprochent aux géomètres de prouver des choses qui n’ont pas besoin de preuves car elles sont évidentes. Position bien souvent adoptée par nos élèves qui ne comprennent pas pourquoi on doit s’embêter à démontrer des choses « que l’on voit bien sur la figure ». L’auteur souligne (p 27) qu’il est nécessaire d’expliciter pour nos élèves l’usage qui est fait de l’évidence dans notre enseignement.
En s’intéressant à deux histoires, celle de la « démonstration » du postulat des parallèles et celle de l’enseignement de l’analyse au XIXe siècle, l’ouvrage montre que les mathématiques et leur enseignement ne sont pas, au contraire, exempts d’interrogations, de doutes, d’hésitations. La nécessité de perfectionner la ­rigueur des notions utilisées, le lien avec les autres disciplines et avec les utilisations des mathématiques, les évolutions technologiques ont modifié et même inversé l’enseignement de l’analyse.
Enfin, à partir d’un article d’économie à usage du grand public s’affichant d’une rigueur scientifique absolue, l’auteur montre qu’elle devient caduque dès qu’on conteste l’idéologie économique sous-jacente.
La partie II intitulée Expériences et preuves géométriques s’intéresse à la géométrie en tant qu’elle est issue de « l’expérience commune », de l’expérience de l’espace. « Historiquement, la géométrie est une science physique. Elle concerne la grandeur et la forme des objets et les positions qu’ils peuvent occuper. La connaissance qu’elle apporte dérive de l’expérience qui nourrit les hypothèses sur lesquelles la géométrie devient une science rigoureuse. » Clifford 1870. (cité p 109)
L’étude de programmes et de manuels de collège et de lycée pose la question de ce qui reste aujourd’hui de l’enseignement de la géométrie dans l’espace, et le texte sur les fondements de la géométrie plane revient sur la question du sens : « La démonstration, quand elle est correctement menée donne aux mathématiques la sûreté de ses résultats […]. Mais elle n’assure que leur validité, pas leur vérité. » (p 171)
Dans la partie III intitulée Multiplicités de points de vue, les auteurs étudient les quatre points de vue étroitement liés et donc difficilement dissociables utilisés en analyse (ponctuel, infinitésimal, local, global) à travers un travail sur l’évolution de la notion de fonction dans au xixe siècle et dans l’enseignement de ces notions. La place des méthodes graphiques est elle aussi l’objet d’un chapitre.
Dans la dernière partie « Raisonnements entre géométrie et algèbre », les auteurs, à partir de deux exemples, reviennent sur les relations étroites entre algèbre et géométrie au cours de l’histoire.
L’ensemble de l’ouvrage dense et épais (plus de 300 pages) apportera aux lecteurs qui ont étudié des mathématiques dans l’enseignement supérieur, mais aussi aux autres, moyennant un effort de lecture et la mise de côté de certaines démonstrations, un moyen de modifier leur regard sur les mathématiques : il montre (à l’évidence !) combien la rigueur a été, non pas un donné a priori, mais un objectif, une visée et une nécessité constantes au cours de l’histoire des mathématiques, mais aussi combien elle a été sujet de controverses entre mathématiciens, comment elle a évolué. Il montre aussi que l’apprentissage des mathématiques peut se développer en même temps que la recherche d’une rigueur « parfaite » qui ne sera vraiment indispensable qu’à ceux qui se consacreront plus tard à cette science.
« La mise en perspective par l’histoire permet aussi d’éclairer les choix didactiques en faisant mieux sentir le partage du nécessaire et du conventionnel » (p 224). Espérons que ces textes historiques aident aussi les enseignants de mathématiques à enrichir leur pratique et à s’interroger sur le cloisonnement disciplinaire.

Françoise Colsaet et Martine Tomasini