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Histoire de l’enseignement du français du XVIIe au XXe siècle

Linguiste et chercheur en histoire de l’éducation, André Chervel publie un ouvrage aussi volumineux que passionnant
pour les amoureux de l’histoire et de la langue française, et qui est l’oeuvre d’une vie.
Hormis le premier chapitre, qui indique les grandes lignes de l’évolution des systèmes scolaires[[Au pluriel car il n’y a pas alors un système scolaire unifié comme celui que nous connaissons aujourd’hui.]] pendant les quatre siècles
concernés, chacun est consacré à l’un des sous-ensembles de l’enseignement du français : lecture, orthographe, grammaire, étude des textes littéraires, composition de textes, etc.
En ce moment où d’aucuns voudraient que l’école retourne aux pratiques d’un pseudo-âge d’or, il est étonnant de constater à quel point les exercices « canoniques » que sont la dictée, la rédaction, l’analyse logique ou grammaticale… sont le fruit d’une longue évolution et, souvent, satisfaisaient peu ceux qui les inventaient sous la pression de la demande sociale des familles, des politiques et de l’économie – sans compter l’évolution de la langue, pendant une bonne partie de la période considérée. Les choix didactiques qui ont perduré, avant d’être remplacés par d’autres, sont toujours le résultat d’un compromis succédant parfois à d’âpres querelles. Il y a eu des poches de résistance : ainsi, l’enseignement
congréganiste pour les garçons s’accroche plus longtemps que les maîtres laïcs au latin et à commencer
l’enseignement par le latin dans les petites classes : si au début du Second Empire le ministre Fortoul concède qu’au baccalauréat il y aura une composition « française
ou latine », donnant ainsi lettres de noblesse à la composition française, on revient, à sa mort, au seul discours latin en 1856. Mais sur le long terme, les
« novateurs », mieux en phase avec les attentes des familles et des élèves, plus tard avec les besoins de l’économie, ont toujours fini par l’emporter.
Ils avaient pourtant bien du mérite car il leur fallait tout créer ! Pour enseigner la lecture en français, ou pour étudier des oeuvres littéraires en français, pas de tradition sur laquelle s’appuyer même pour la contester… On n’imagine pas quels trésors d’invention didactique il a fallu à nos prédecesseurs pour imaginer un enseignement de l’orthographe française (la demande en apparaît à la fin du
XVIIe siècle, bien avant l’époque où il fallut apprendre l’orthographe à tous les petits français), alors que la grammaire scolaire n’en était qu’à ses balbutiements. Qu’on en juge : la distinction entre ce que nous nommons maintenant orthographe « d’usage » et « grammaticale » naît dans un ouvrage publié en 1732 et mettra près d’un demi-siècle à s’imposer. Pour qu’ensuite elle se transpose didactiquement, il faudra que la grammaire française se
soit « délatinisée » : que par exemple on cesse d’enseigner que « le père » est un nominatif et un accusatif quand « du
père » est un génitif et un ablatif et « au père » un datif…[[Ce qui fait dire à un grammairien de la fin
du XVIIe siècle que « notre déclinaison est bien
défectueuse »…]] bref, qu’on cesse de calquer la grammaire française sur la grammaire latine et d’enseigner aux élèves la seconde avant la première ; long processus qui ne s’achèvera qu’à la fin du XIXe siècle.
Et il a fallu aussi trouver un canon d’auteurs « classiques » parmi des textes écrits par des quasi contemporains, sans
que l’épreuve du temps ait consacré ces classiques : le problème s’est posé avec acuité dans la seconde moitié du XIXe siècle quand on se demandait si les auteurs
romantiques avaient droit à une place à l’école à côté de Molière (dont l’histoire scolaire est compliquée), du Racine d’Esther et Athalie, du Voltaire de Mérope, quand un maître émerveillait son public adolescent par des lectures quasi clandestines en fin de journée du Génie du Christianisme.
Nos ancêtres ont « bricolé » leur didactique, remis leur ouvrage sur le métier pour être plus efficaces, tenant compte des besoins sociaux comme des recherches de leur époque, avec respect pour ce qui leur avait été légué mais sans trop de complexes devant ce legs. Certes, le regard sur la longue durée que propose André Chervel met en évidence des démarches dont les contemporains n’étaient peut-être pas conscients sur le moment… mais qui peuvent nous faire réfléchir.
Grâce à un gros travail sur les archives, le livre d’A. Chervel est tout en nuances : l’enseignement des jeunes filles n’était pas celui de leurs frères, les différences
ont longtemps été importantes, les congrégations n’enseignaient pas comme les établissements non religieux.
Et bien sûr, l’enseignement primaire, quand il apparaît officiellement, diffère de l’enseignement secondaire ; mais dès avant la création « officielle » de l’école primaire, il y a des établissements qui scolarisent des jeunes qui ne visent pas un cycle complet d’études secondaires et doivent s’adapter à cette réalité : ils ont parfois ouvert la voie à des évolutions qui ont débordé ensuite sur le cycle long et noble. On voit aussi comment les examens, baccalauréat, licence, concours d’entrée à l’école normale quand ces écoles sont créées, jouent sur le contenu de l’enseignement, en imposant des exercices comme en assurant une meilleure formation aux maîtres. L’auteur montre aussi comment les préoccupations des maîtres ont pu modifier la langue des élites scolarisées, l’exemple le plus marquant étant celui de la prononciation (ah, le désespoir ou les colères des inspecteurs devant les prononciations régionales des élèves-maîtres des écoles normales et dans les écoles rurales…) : celle-ci a un lien avec l’orthographe, et dans un contexte où les oraux régionaux
tiennent une grande place, l’école a cherché à unifier la prononciation du français. À noter qu’apprendre à bien prononcer un mot impliquait aussi qu’on retienne son sens, mais que la « leçon de mots » est morte[[Celle que le précédent ministre souhaitait réintroduire…]] vers le milieu du XIXe siècle.
De l’anecdote (savez-vous pourquoi les femmes étaient réputées au xviie siècle ne rien connaître de l’orthographe ? Non, ce n’est antiféminisme primaire, mais un état de fait lié aux différences dans l’enseignement donné aux filles et aux garçons) aux tendances générales, de la didactique de tel ou tel exercice à l’histoire globale de la langue et de son enseignement, ce livre peut se lire par
chapitres thématiques ou en continu ; c’est un ouvrage de référence à consulter… ou à déguster

Élisabeth Bussienne