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Livre du mois du n°572 – Exception consolante

Jean-Paul Delahaye. Éditions de la Librairie du Labyrinthe, 2021

Le titre peut paraitre étrange, mais il se réfère à une expression forte utilisée par un des pères de l’école républicaine, Ferdinand Buisson (dans le Manuel de l’enseignement primaire de 1921) et qui renvoie à ces réussites exceptionnelles d’élèves qui ont forcé leur destin social et qui peuvent servir d’alibi démocratique à un système inégalitaire, basée sur le prétendu « mérite ». Ce livre, très personnel, de l’ancien conseiller spécial de Vincent Peillon et directeur général de l’enseignement scolaire du ministère de l’Éducation nationale, illustre ce type de parcours vécu par l’auteur et marqué notamment par l’entrée à l’école normale d’Amiens. Ouvrage qui se situe dans la lignée de ceux de Didier Eribon ou Annie Ernaux (que Jean-Paul Delahaye cite), mais avec une originalité qui fait tout l’intérêt du livre : au milieu du récit autobiographique et de l’hommage rendu à une mère omniprésente, s’insèrent à la fois des échos de la première réunion du cabinet ministériel en 2012, avec ses promesses et ses espoirs, et les coulisses de son rapport Grande pauvreté et réussite scolaire, publié en 2015.

Ce livre est d’une brulante actualité, à l’heure où fleurissent les discours contre « l’assistanat », à propos par exemple de l’utilisation de l’allocation de rentrée scolaire, où resurgissent les « internats d’excellence » dans une conception très méritocratique de l’école, où trop d’enseignants méconnaissent les difficultés des familles (par exemple sur la question des fournitures scolaires) ou, à l’inverse, pensent qu’il faut limiter les ambitions culturelles pour les enfants de pauvres (les « fondamentaux » en préalable à tout) et où les timides efforts en faveur de la mixité sociale dans les établissements ne sont plus guère à l’ordre du jour. Autant de sujets que Jean-Paul Delahaye aborde, à la fois par des réflexions (en italique dans le livre) et concrètement par son récit de vie.

Après un départ en forme de miniconte fantastique, l’auteur, devenu un haut responsable de la politique éducative sous le précédent quinquennat, relate son parcours en évoquant sans cesse l’accompagnement de sa mère (et de son grand frère), dans un contexte de précarité parfois inouï. Tout cela sans pathos, avec beaucoup de sobriété, sans la grandiloquence accusatrice qui peut parfois plomber ce genre de récit. Jean-Paul Delahaye a le sens de la nuance et s’il sait montrer combien notre école reste inégalitaire, il sait aussi saluer les efforts de nombre d’enseignants dont certains lui ont permis de gravir les échelons (au lycée d’Abbeville, à l’école normale d’Amiens).

Restent l’évocation des humiliations (la faillite de la petite épicerie-bar, le décalage avec les autres élèves au lycée, etc.) mais aussi celle du « nourrissage culturel » (référence à Serge Boimare) du jeune élève studieux, pas forcément brillant, mais si persévérant. Même si une appréciation « un peu fumiste » a été portée durant ses années lycée ! Et ce rattrapage à marche forcée des lacunes culturelles peut prendre des chemins tortueux. Après tout, les bestsellers de Guy ­Breton sur l’histoire de France peuvent être des jalons inattendus vers la connaissance de l’Histoire ! On sera cependant consterné d’apprendre combien étaient alors encore présentes les demandes de « raconter ses vacances » et de remplissage de fiches avec la profession des parents (Jean-Paul Delahaye finit par écrire pour son père « parti sans laisser d’adresse »). Espérons que l’on peut écrire cela au passé !

J’avais coutume en formation de faire travailler des enseignants débutants sur des extraits d’Annie Ernaux. J’ajouterais volontiers aujourd’hui des passages de ce livre à la fois émouvant, d’une grande sensibilité et porteur d’une réflexion profonde sur ce qu’est et devrait être notre école républicaine.

Jean-Michel Zakhartchouk

Questions à Jean-Paul Delahaye

Quel est l’objectif d’un tel livre ? Espérez-vous qu’il suscite des interrogations, au-delà de l’admiration que chacun peut avoir pour un beau parcours personnel ?

Il s’agit certes d’un témoignage personnel qui raconte la vie d’une mère, d’une famille pauvre qui doit se battre pour s’en sortir, mais mon livre parle aussi des efforts qu’il faut produire pour s’élever au-dessus de sa condition dans un système qui n’a pas été pensé pour tous mais seulement pour une partie des enfants. Ce récit, et j’ai déjà beaucoup de retours en ce sens, parle à tous, car il articule un parcours personnel avec une question essentielle pour notre avenir à tous : comment mieux lutter contre les inégalités à l’école ? Le renvoi à des informations issues de mon rapport de 2015 sur la grande pauvreté à l’école montre la permanence dans notre pays du poids des origines sociales dans les parcours scolaires et les limites de ce qu’on appelle « l’égalité des chances » ou le prétendu « mérite ». Mon livre est en somme un livre sur l’école et son rapport à la pauvreté.

Vous opposez à la fin du livre « lutte de classes » et « haine de classe » ? Vous avez été un acteur engagé dans un ministère se voulant « réformiste ». Comment vous situez-vous par rapport à la rancœur et la colère qu’on perçoit aujourd’hui vis-à-vis de l’actuel ministre ?

Je n’ai jamais accepté de servir d’alibi, d’exception consolante, pour reprendre le titre de mon livre, qui permet à un système de donner, comme disait le philosophe Alain, « un air de justice à l’inégalité ». Toute ma vie, je me suis battu, aux différents postes que j’ai occupés, pour que l’exfiltration de quelques « méritants » n’exonère pas la société de ses obligations à l’égard du plus grand nombre. Il ne faut pas se le cacher, il y a bien une lutte des classes au sein du système éducatif, qui fait d’ailleurs voler en éclats les clivages politiques classiques. Cette lutte oppose en effet celles et ceux, de droite comme de gauche, dont les enfants réussissent bien à l’école telle qu’elle est aujourd’hui et qui n’ont pas envie que ça change, qui ont capté à leur profit une part importante du budget de l’Éducation nationale, qui considèrent leur intérêt particulier avant l’intérêt général, et tous les autres, massivement issus des milieux populaires, qui n’ont pas la parole et qui ne peuvent peser sur les politiques publiques. Attention, si on ne va pas vers davantage d’égalité en droits, cette lutte de classes peut en effet dégénérer en haine qui mettra en danger notre pacte républicain.

Vous consacrez quelques pages à la question des rythmes scolaires, en étant très sévère envers ceux qui ont établi puis rétabli la semaine de quatre jours. Mais qu’est-ce qui a fait que cette bataille initiale du ministère Peillon a finalement échoué ? Pouvait-elle réussir ?

Il n’y a qu’en France qu’on pose ces questions. C’est désolant. Nous sommes une exception mondiale, les seuls à considérer que le temps scolaire des enfants de l’école primaire doit passer après l’intérêt des adultes, les seuls à ne pas prendre en compte l’avis des familles populaires qui estimaient très majoritairement, en 2017 dans une étude de la DEPP (Direction de l’évaluation de la prospective et de la performance), qu’il était bon que leurs enfants aient cinq matinées de classe. Qui se soucie aujourd’hui de ce que font les enfants des pauvres quand ils ne sont pas à l’école, eux qui ne vont pas au conservatoire ou dans les officines payantes de soutien privé le mercredi ?

Louis Maurin, dans un livre récent, fustige ceux qui réduisent la question des inégalités à une opposition entre « riches » (moins de 1 %) et tous les autres, en éludant la question des privilèges et des inégalités, en particulier culturelles, et en mettant sur le même plan classes moyennes et classes populaires. Comment faire pour remettre au centre de façon non hypocrite cette question des inégalités, en premier lieu à l’école ?

Il n’y aura pas de progrès dans la réduction des inégalités si les milieux populaires n’interviennent pas dans le débat public et se laissent endormir par des actions philanthropiques compassionnelles uniquement en faveur de quelques-uns de leurs enfants et qui ne résolvent rien pour le plus grand nombre. Et on pourrait ajouter : rien de solide ne se fera si les milieux populaires ne reçoivent pas le renfort des classes moyennes. Les résistances rencontrées pour faire advenir un système éducatif plus conforme à nos valeurs dépassent en effet la simple opposition « classes favorisées-classes défavorisées », « ouvriers-patrons ». Nous vivons ce que les sociologues appellent la « tripartition de la conscience sociale », avec des classes moyennes fragilisées qui ont peur du déclassement et qui cherchent à marquer leurs distances avec le bas, les exclus, tout en étant soumises à une pression venant du haut. C’est ce que montre très bien le sénateur Yannick Vaugrenard dans son rapport d’information sur la pauvreté : si le système est bloqué, écrit-il, « c’est que les perdants et ceux qui ont peur de perdre se font la guerre entre eux ».

Propos recueillis par Jean-Michel Zakhartchouk

Article paru dans le n° 572 des Cahiers pédagogiques, en vente sur notre librairie :

 

 

Entretiens en milieu scolaire

Coordonné par Michèle Amiel et Anne-Marie Cloet-Sanchez
L’entretien est une forme d’échanges avec les élèves, les familles, les collègues, les personnels ou les stagiaires, etc. Entre souci de relation et exigence d’efficacité, son exercice montre que c’est une compétence qui peut se développer, et devenir même un réel support des apprentissages pour chacun.