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Le livre du mois du n°585 : Être soi à l’école. L’expression des élèves dans les pédagogies alternatives

Amélia Legavre, PUF, 2022

À partir d’une enquête sociologique et ethnographique portant sur sept écoles françaises pratiquant des pédagogies différentes, l’autrice étudie comment l’expression des élèves peut être soutenue par l’organisation du travail en classe et par la gestion des comportements.

Le livre présente d’abord les différents courants philosophiques qui donnent une assise à « l’expression de soi » comme nouvel idéal de découverte de soi, d’authenticité. Cette nouvelle norme ne peut être absolue. Elle nécessite une clairvoyance de la part de celui qui s’exprime, pour bien saisir les situations, les lieux, les circonstances, le jeu de soi à maitriser afin de s’exprimer d’une manière adéquate. Les activités expressives des élèves ont pris de plus en plus leur place dans les activités ordinaires de la classe. Elles interrogent sur la possibilité pour les élèves d’être suffisamment outillés pour s’exprimer selon les codes de l’école.

L’autrice établit des catégories à partir d’observations fines de la variation des pratiques enseignantes (pratiques favorisant la « valorisation » ou l’« émancipation », ou encore la « liberté » des élèves), concernant à la fois le travail scolaire et les comportements (alignés ou en infraction). Les enseignants attendent en effet des élèves qu’ils comprennent les attendus du jeu scolaire, et ce, même lorsque les règles du contrôle s’assouplissent en faveur d’une plus grande autonomie dans leurs choix et leurs intérêts (choix des activités, des contenus, des rythmes de travail). Mais « les contours de l’expression en contexte scolaire semblent plus difficiles à appréhender pour des élèves rencontrant des difficultés scolaires, surtout s’ils sont issus des classes populaires les moins familières des modes de communication attendus » (p. 159).

En fait, les élèves doivent fournir un intense travail « émotionnel », surtout lorsque les enseignants attendent que leur adhésion, leur motivation et leur appréciation soient basées sur une participation positive. Que les élèves aiment ou non les activités proposées, ils doivent parfois en quelque sorte « feindre les émotions attendues ». Cela semble bien plus facile pour les plus performants. Et les enseignants mettent en œuvre diverses techniques de recadrement de l’activité des élèves, afin que l’amusement ne prenne pas trop de place au détriment du travail scolaire, des discussions et décisions collectives, ou encore que certains élèves ne prennent pas « trop de place » par rapport au collectif du groupe. Pour les élèves, il y a un enjeu majeur à supporter de remettre à plus tard le plaisir attendu, à s’autoriser ou à s’imposer dans le débat, à se confronter au jugement de l’autre sans perdre ses moyens (donc sans s’énerver ou se mettre en colère). Ces éléments révèlent bien sûr des inégalités chez les élèves.

Dans sa conclusion, l’autrice insiste sur le rôle de l’étayage, de l’enseignement et de l’explicitation des attendus pour développer les capacités d’expression des élèves dans une relation pédagogique leur offrant plus d’autonomie, afin que ces pratiques profitent au plus grand nombre et non uniquement aux bons élèves ou à ceux qui y sont déjà prédisposés ou socialisés par les pratiques familiales.

Andreea Capitanescu Benetti

Amélia Legavre. © Louis Bontemps

Questions à Amélia Legavre

Il est question de « pédagogies alternatives » dans le titre de l’ouvrage. Comment ont été sélectionnés les établissements concernés par la recherche, et en quoi sont-ils « alternatifs » ?

L’étude a porté sur des classes isolées ou des classes d’écoles appartenant à des réseaux associatifs désignés ou se revendiquant comme innovants ou alternatifs (des termes souvent utilisés de manière proche sur le terrain). Les définitions qui se rapprochent le plus de ce que j’y ai observé, telles que celles de Basil Bernstein ou Yves Reuter, insistent sur l’affaiblissement – au moins à certains moments – du contrôle direct de l’enseignant sur l’activité des élèves, offrant à ces derniers des marges de manœuvre dans l’organisation de la classe comme dans leurs tâches d’apprentissage. J’ai donc décidé de me concentrer sur l’expression des élèves au sein de ces classes, comprise de manière large comme l’ensemble des situations lors desquelles ceux-ci peuvent personnaliser leurs productions (contenus ou modalités) ou leurs réactions à la vie de la classe (par leur attitude ou dans des dispositifs dédiés).

Pouvez-vous nous donner un aperçu de la différence que vous faites entre valorisation, libération et émancipation ?

Les projets des différents réseaux pédagogiques et des enseignants qui s’y inscrivent divergent. J’ai identifié trois manières d’appréhender l’idée d’expression des élèves, qu’il faut voir comme des « pôles » pédagogiques au sein desquels certains enseignants circulent. Dans la version « valorisation », l’objectif est que l’élève se sente valorisé et écouté au sein de la classe, suivant une logique de bienêtre pour mieux apprendre (on la trouve dans des écoles publiques ou privées aux inspirations diverses). La version « émancipation » vise à l’acquisition par l’élève d’un esprit critique, pour qu’il soit capable de sortir de ses préconceptions et de donner son avis (on la trouve surtout dans des écoles publiques, souvent proches de la pédagogie Freinet). Enfin, la version « libération » fait écho au souhait que l’élève puisse explorer ses envies propres sans contraintes imposées (on la trouve dans des écoles privées, notamment dites démocratiques).

Comment les enseignants s’y prennent-ils pour que les dispositifs d’expression de soi à l’école ne contribuent pas davantage à augmenter les inégalités entre les élèves ? Et d’abord, sont-ils bien conscients du problème ?

Certains enseignants perçoivent les possibles écueils des activités expressives, celles qui invitent les élèves à dire des choses d’eux par les choix qu’ils peuvent y opérer (dans des textes, œuvres, projets, débats, exposés, etc.). Ils et elles constatent la plus grande aisance de quelques-uns, qui vont en faire plus, et le faire de manière scolairement plus adéquate. Des précautions pour limiter la sous-activité des élèves éprouvant des difficultés ont été observées : encouragement de ceux qui ne se lancent pas d’eux-mêmes ; absence de jugement sur les productions ; panachage des activités expressives avec des activités plus formelles.

Dans vos observations, avez-vous eu des surprises ?

Ce qui a guidé cette enquête a été de voir l’attention des enseignants quant aux manières d’être des élèves en classe, à leur participation sincère (d’où le titre Être soi). La réception par les élèves des activités expressives m’a aussi interpelée : d’une part, une plus ou moins grande aisance des élèves, y compris au sein de celles paraissant à priori plus accessibles (« quoi de neuf ? », débats, etc.) ; d’autre part des élèves restant (ou demandant à rester) en classe pendant la récréation pour terminer des activités (texte libre, création d’un jeu, etc.). J’ai pu constater par ailleurs l’investissement très conséquent des enseignants pour mettre en place ces organisations de classe offrant des possibilités de personnalisation aux élèves.

Il est parfois reproché à une certaine sociologie de renvoyer à un fatalisme : les innovations risqueraient de conforter les inégalités, et, à la limite, la pédagogie traditionnelle serait « moins dangereuse ». Qu’en pensez-vous ?

Je n’ai pas mesuré les acquis des élèves, donc je ne peux pas dire si les activités expressives renforcent des inégalités. J’ai vu qu’elles pouvaient être le lieu de difficultés propres pour les élèves (comprendre les attentes ; gérer les fluctuations d’enthousiasme ; oser dire des choses de soi). Mais j’ai vu aussi qu’elles les motivaient, et participaient à instaurer un climat agréable dans les classes. Le bilan en matière d’inégalités est donc assez incertain, d’autant plus que les enseignants mélangent ces activités avec des exercices plus formels. Il est vrai que, face à cela, la pédagogie traditionnelle peut paraitre moins risquée, car l’activité des élèves y à tout moment plus contrôlée, mais on peut y perdre en motivation et en compétences comportementales. Finalement, il me semble que la plupart des études sociologiques ne déprécient pas les innovations, mais insistent plutôt sur des conditions de mise en œuvre vers lesquelles tendre (dans la mesure du possible et selon ses contraintes) – qui valent d’ailleurs aussi pour les approches plus traditionnelles –, telles que le fait de présenter ses attentes de la manière la plus explicite possible, ou encore de chercher à ce que tous les élèves maintiennent le même niveau d’activité au sein de la classe.

Propos recueillis par Andreea Capitanescu Benetti et Jean-Michel Zakhartchouk

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