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Essayez de ne pas leur faire mal…

Cela fait près de deux semaines que les élèves de France ne peuvent plus aller dans leur école, collège, lycée, Centre de formation des apprentis, Maisons familiales rurale, … Heureusement, le ministre de l’Éducation a anticipé et prévu cette situation. Il est allé le dire dans les studios de nombreuses radios et sur les plateaux de télévision pour en convaincre les professionnels de l’éducation, les familles et les élèves. « Croix de bois, croix de fer, tout est prêt pour « l’école à la maison », si je mens je vais en enfer ! ». Discours rodé, consignes envoyées, difficultés anticipées : « Tout est prêt et se passera bien ! »

Au dixième jour

La réalité semble quelque peu différente. Au dixième jour, des professionnels de l’enseignement interviennent sur les réseaux sociaux ou auprès de leurs collègues pour tenter de « calmer le jeu », des universitaires, spécialistes de l’éducation, de l’enseignement, des relations humaines réagissent pour lancer ce qui pourrait ressembler à un signal d’alarme. Si les élèves les plus ancrés dans le fonctionnement du système scolaire parviennent globalement à trouver leur compte dans ce fonctionnement nouveau (même si, pour les plus grands, partager Internet et le matériel informatique exigent une organisation, au sein de la famille confinée, pas toujours simple à respecter, quand les deux parents télé-travaillent, et que les éventuels frères et sœurs ont aussi des recherches à effectuer et des devoirs à rendre), il n’en est pas de même pour les autres, « les milieux de classe » comme l’écrivait en son temps Jacques Lévine, et plus encore les décrocheuses et décrocheurs potentiels et les décroché/e/s confiné/e/s et invisibles.

Afin d’éclairer ce propos, nous donnons, dans un premier temps, la parole aux acteurs en publiant huit témoignages. Le premier est un courrier adressé par un professeur principal en lycée d’enseignement professionnel, on y lit la difficulté liée au confinement et au caractère anxiogène de cette situation d’être un « prof à distance sachant garder mesure », le deuxième est aussi un message d’une professeure de classe de seconde et mère de famille à ses collègues ; elle les appelle à davantage de raison pédagogique et évaluative. Les suivants, plus courts, ont été recueillis auprès personnels de direction, de parents ou grands-parents, de professeur/e/s de différents niveaux d’enseignement, du primaire et du secondaire. Nous n’avons pas abordé la question de l’enseignement supérieur qui est éloigné de nos champs de compétence professionnelle passés ou actuels, cela ne signifie pas que cette question doit être éludée.

Lettre d’un confiné à ses chères et chers collègues

Cela fait maintenant plus d’une semaine que des messages électroniques chargent nos esprits et nos ordinateurs (en voilà un nouveau, un de plus, direz-vous !). Il est temps, peut-être, de revenir à des réalités tangibles, celles également qui appellent à la sagesse, celles qui interpellent nos cœurs, notamment… Disons d’emblée que nous faisons un travail que personne n’a à contester. Nous sommes conscients qu’aucun/e de nous ne pourrait être remplacé/e ni par une machine, ni par des injonctions à tout-va, comme si nous étions obligés de nous tenir au garde-à-vous face aux mots pensés dans un bureau (confinement oblige ?) et envoyés dans nos foyers, d’une légèreté lassante. Dans ce sens, les parents (que nous sommes également) ne souhaitent sans doute pas être interpellés à tout-va, au nom d’une institution que nous représentons. Nous vivons aujourd’hui cette réalité que d’aucuns avaient ignorée ou minimisée : on mentionnait la poursuite d’une organisation scolaire telle qu’elle a été programmée, avions-nous lu et écouté, récemment. Est-ce raisonnable, à présent, d’enchaîner d’autres incohérences qui viennent s’afficher sur nos écrans en permanence surveillés ?

La situation est anxiogène pour tout le monde. La réponse à cet état qui peut nous plonger dans une angoisse permanente (« fais-je correctement mon travail ? », entre autres) et des consignes parfois contradictoires, pour nous organiser, abondent ! À croire que nous sommes inconscients, voire incompétents. Allons-nous continuer à porter à leur paroxysme nos illusions, j’allais dire perdues ? Allons-nous faire croire que nous vivons dans « le meilleur des mondes possibles ». N’est-ce pas une forme, au pire d’aveuglement, au mieux de candeur ? En d’autres termes, nous savons tous que beaucoup de personnes (les élèves surtout) ne pourront guère poursuivre correctement cette école à distance dont on parle, désormais comme d’une quasi évidence… La maison ne peut remplacer l’école, d’ailleurs elle ne le doit pas. Les inégalités des hommes en société, comme l’avait pensé Jean-Jacques Rousseau, sont les conséquences de l’Histoire et des Institutions et non la cause de la Nature. Ainsi, un élève qui n’est pas à l’aise avec un outil informatique, par exemple, (mais aussi votre serviteur), ne peut être tenu pour responsable d’un manque de réactivité, encore moins s’il n’en a point, à son unique disposition. Et le lien entre l’école et la famille devrait-il passer systématiquement par une intrusion dans la sphère privée ? En avons-nous le droit, au nom, là aussi, d’une mesure exceptionnelle ? Tant de questions qui restent à nous poser, honnêtement, sincèrement, sans ambages. Notre démocratie doit être soutenue pour qu’elle reste debout et droite, avec nos droits et nos devoirs.

Par ailleurs, quels autres moyens que ceux, dictés et réitérés, pourraient permettre aux élèves une continuité pédagogique sans mettre personne à l’écart ? Comment rester en contact direct avec les élèves sans intermédiaire (assistant/e/s d’éducation, conseillères et conseillers principaux d’éducation, professeurs principaux…) qui, me semble-t-il, maintiennent voire accentuent, sans le vouloir, l’angoisse et l’anxiété des élèves et de leurs parents. (Étant professeur principal, les témoignages recueillis, suite à certains appels téléphoniques –intrusifs ?–, éveillent ma conscience). Eu égard aux injonctions de la hiérarchie, devrions-nous transmettre cette pression aux parents et à leurs enfants ? Mais, justement, sans donner de leçon, parce que nous sommes des professionnels, les professeurs ne devraient-ils pas casser le maillon de cette chaîne d’angoisse ? En outre, parce qu’on nous le demande/exige sournoisement, j’allais dire, pourrions-nous éviter la surcharge de travail qui s’ajoute à une panique collective, étendue ?

En somme, sans vouloir être moralisateur, ce temps de confinement forcé pour toutes et tous, permettra-t-il -nous l’espérons- de prendre également le temps de réfléchir autrement nos priorités accessibles à tous (prendre soin de notre planète, aider le voisin, consommer moins frénétiquement, penser à l’autre, recréer un lien familial perdu, revenir à des choses essentielles, « j’en passe, et des meilleures » ; cf. Hernani, Victor Hugo), réfléchir enfin à nos modes de vies facilités par la « maman » Démocratie nourricière ; ces vies qu’une pandémie incontrôlable remet ainsi en cause, comme d’autres furent remises en cause par la famine, par une guerre civile, une guerre, tout simplement… Quelles valeurs voulons-nous transmettre à nos élèves ? De quelle manière, pour aujourd’hui et demain, lorsque nous vivrons (permettez-moi un peu de poésie), à nouveau, dehors, le premier jour d’un printemps ensoleillé ?

Toutefois, impuissants devant la Nature, oui, nous le sommes, finalement.

Prenez soins de vous et de vos proches.

RAO, professeur principal

 

Message d’une professeure principale

Après 10 jours de confinement et de mise en œuvre de la continuité pédagogique, j’ai des remarques et des questions à formuler à l’équipe enseignante de seconde 4. Les enfants reçoivent beaucoup de travail à faire, semble-t-il autant, ou presque, que ce que chaque professeur ferait en présentiel durant ses heures de cours. Je tiens à vous signaler que pour mon enfant c’est trop, beaucoup trop. Cela suscite stress et découragement. Pourriez-vous davantage vous concerter ? Est-ce que chaque enseignant peut donner moins de travail (beaucoup moins pour certains) chaque semaine ? Enfin, il semble que vous ayez décidé d’évaluer les travaux des élèves avec des notes. Pourriez-vous préciser aux parents et à vos élèves l’usage qui va être fait de ces notes ? Quid des travaux non rendus par exemple ?

Il me semble qu’en seconde, classe sans examen de fin d’année, la continuité pédagogique pourrait se concentrer sur la consolidation des savoirs déjà enseignés au premier et au deuxième trimestres et limiter autant que faire se peut, l’étude de nouveaux savoirs. Il me semble aussi que des évaluations indiquant à l’élève ce qu’il a réussi et ce qu’il a raté, là où il doit progresser, seraient préférables à des évaluations sommatives.

À mon sens, la continuité pédagogique est essentielle pour maintenir les enfants en lien avec l’école, leurs camarades, leurs enseignants et les savoirs acquis. Ce que mon fils est en train de vivre l’éloigne de cet objectif essentiel. C’est regrettable.

Cordialement

Professeure principale de la Classe de Seconde 4

 

Et quelques autres

Lorsque je vois le boulot demandé aux élèves au titre de la continuité pédagogique, je suis obligé de les appeler à la désobéissance scolaire…

R.C. Chef d’établissement

 

Quand on passe des heures à préparer tout ce travail, uniquement pour la semaine en cours, et qu’en retour, des parents vous répondent qu’il n’y en a pas assez, que leur enfant ne met que trente minutes pour faire ses maths et son français… Que répondre ?

P.O. Professeur des écoles

 

Mes enfants sont au collège et au lycée, ils ont du mal à faire tout ce qui est demandé par leurs professeurs.

S.F. Maman

 

Sur mes huit groupes, une douzaine d’élèves ont rendu leur travail. Et je n’ai aucune nouvelle d’au moins quatre-vingts d’entre eux. Je vais tenter de leur proposer un exercice encore plus simple, en lien avec une autre discipline pour qu’ils réussissent et se remobilisent. Ne pas perdre le contact.

L.S. Professeure en lycée professionnel

 

Il faut aussi penser aux familles qui ne peuvent plus se nourrir car les « Resto du Cœur » et le « Secours Populaire » sont fermés. Avant la continuité pédagogique, il faut s’assurer qu’ils peuvent survivre.

S.L. Journaliste

 

La prof. de mon petit-fils au CM2 leur donne beaucoup de travail, il en a pour la journée. Mais il faut dire que je suis en appui pour les conseils et sa maman est très présente pour vérifier que tout est fait comme le demande la prof. Enseigner est un métier et les inégalités vont se creuser…

M.R. Grand-mère

 

Rabah Aït Oufella, professeur de Lettres-Histoire en Lycée professionnel et ancien journaliste
Dominique Sénore, pédagogue


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Tout tenter pour leur faire du bien, Rabah Aït Oufella, Dominique Sénore

Continuité pédagogique : comment ne pas creuser les inégalités ?, Guillaume Caron, Sylvain Connac, Laurent Fillion, Carole Gomez-Gauthié, Cyril Lascassies, Cécile Morzadec, Nathalie Noël