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Le livre du mois du n°526 – Enseigner l’histoire à l’école
Longtemps formateur d’enseignants, Benoit Falaize sait de quoi il parle : autant lorsqu’il se réfère aux études de didacticiens, qu’il rend immédiatement accessibles, que lorsqu’il évoque les difficultés des enseignants devant le défi que représente l’enseignement de l’histoire au quotidien, que, finalement, lorsqu’il propose des pistes de travail concrètes et accessibles à des non spécialistes. Dès les premières pages, on comprend que la formule qui tient lieu de sous-titre n’est pas un ornement : «Donner goût et interroger le passé pour faire sens aujourd’hui».
Le format court (80 pages) impose un plan simple en cinq chapitres : les deux premiers disent «pourquoi» il est plus que jamais nécessaire d’enseigner l’histoire à l’école, les deux derniers disent «comment» c’est possible.
Pourquoi ? «Nous ne sommes pas encore sortis de ces lamentations et de cette nostalgie d’un temps où “on savait enseigner l’histoire à l’école élémentaire”» affirme Benoit Falaize à propos des débats médiatiques renouvelés autour des programmes du cycle 3 de 2015. Pourtant, la sortie est toute indiquée : elle est dans l’actualisation des trois principes énoncés au moins depuis les débuts de l’école de la République. Le premier principe est celui de la formation des citoyens par la confrontation à un passé national sur lequel nous avons encore «quelque chose à dire», sans retour à un roman national suranné mais (c’est le second principe) «resituer les enjeux du passé dans la chaîne des combats démocratiques passés, présents et à venir», ce qui n’est pas incompatible avec l’ouverture à l’Europe et au monde. Benoit Falaize achève ce plaidoyer par (troisième principe) l’affirmation de l’intérêt de l’apprentissage de l’histoire comme confrontation à l’altérité, à la diversité des solutions que les hommes ont mis en œuvre pour vivre ensemble.
Comment ? Les propos précédents ont une fonction dans la logique de l’ouvrage : il était nécessaire de souligner la difficulté que rencontrent les enseignants du premier degré, non historiens, à répondre à des injonctions contradictoires et à accomplir une mission impossible, pour pouvoir, ensuite, montrer en un chapitre tranchant que les pratiques ordinaires sont loin d’être à la hauteur des enjeux. Ainsi, la critique n’est pas culpabilisation. Elle frappe fort et juste contre les «pratiques inquiètes», les mises au travail vides de sens, par exemple en travail «autonome» sur des dossiers documentaires accompagnés de questionnaires, réduites à la seule prise d’information. L’auteur termine par un vibrant et convaincant plaidoyer pour le travail dialogué en classe entière et le récit. «Au secours, la leçon revient…» pourraient s’alarmer ceux qui ont, à juste titre, contribué à inventer d’autres pratiques que celle de l’exposition des élèves au roman national. Mais non ! nous dit Benoit Falaize, pas ce récit-là. Un récit qui permettrait la construction de la chronologie et dont le travail d’appropriation par les élèves contiendrait les conditions de sa mise à distance et d’un usage critique du document. «Car, écrivait Jerome Bruner, le récit donne naissance à la culture.»
Il n’aura pas échappé au lecteur attentif qu’après avoir annoncé cinq chapitres, j’en ai présenté quatre ! Au milieu du livre, ce n’est pas par hasard, Benoit Falaize a placé un chapitre essentiel intitulé « Faire sentir les urgences du passé ». Cette quinzaine de pages s’alimentent largement des travaux de l’auteur, sujets sensibles de l’histoire, enseignement du fait religieux, des valeurs de la République, de la démocratie et des valeurs humanistes. On y lit la nécessité de faire place à l’histoire contemporaine dans l’enseignement élémentaire, l’urgence d’enseigner une histoire en prise avec les questions du temps présent, de dire «les passés douloureux comme les passés de solidarité», d’incarner les valeurs à travers des évocations de personnages «héros d’humanité» qui pourraient «parler» aux élèves sans les enfermer dans un devoir de vénération mais en leur signifiant qu’il est possible, aux hommes de bonne volonté, d’agir sur le monde dans lequel ils vivent. Voilà des positions moins consensuelles qu’il n’y parait, les partisans du retour au roman national y trouveront de quoi alimenter leurs récriminations contre ceux qui préfèrent enseigner Manouchian et Mandela plutôt que Clovis et Clemenceau. Les autres comprendront pourquoi et comment ce n’est pas incompatible !
Désormais, lorsqu’un professeur des écoles en formation initiale ou continue me demandera ce qu’il peut lire pour «commencer» dans l’enseignement de l’histoire à l’école élémentaire, je pourrai lui conseiller cette belle introduction à un enseignement exigeant et gouteux de l’histoire.
Yannick Mével
Questions à Benoît Falaize
Vous défendez avec vigueur l’utilisation du récit en classe, au point qu’on peut se demander si selon vous, c’est la seule forme didactique accessible aux élèves et aux enseignants du premier degré ? La « didactique de l’enquête » serait-elle réservée au secondaire ?
Ceux qui lisent ma défense d’une réintroduction du récit dans les leçons d’histoire de l’école élémentaire comme la seule forme didactique accessible aux élèves font semblant de ne pas avoir lu le reste de ce que je dis. J’insiste sur le récit car il a été largement désinvesti, au nom d’une critique que je peux partager par ailleurs, celle qui établit une correspondance entre un récit univoque et une narration patriotique et chauvine, occultant le passé dans sa complexité. Désinvesti aussi car il suppose une forme de certitude sur ce qui peut être dit ou non aux élèves. Pour autant, tout en montrant que le récit ne relève pas de cette seule perspective, je dis comment l’enquête (je rappelle le sens antique du mot « histoire » qu’utilise Hérodote, celui qui veut que l’histoire soit d’abord et avant tout une exploration des traces et témoignages du passé), comment les situations-problèmes et les documents ont une part essentielle pour la structuration intellectuelle du passé chez les élèves. A condition que ces démarches soient adossées à des moments de récit, de mise en intrigue et de développements dits, écrits, racontés, par l’élève, le maitre, ou le roman. Et ce, d’autant plus à l’école élémentaire où l’accès aux documents historiques relève d’une vraie compétence (y compris en lecture), face à des sources souvent complexes et peu accessibles. Mais cela est vrai aussi pour tout ce qui relève de la symbolique de l’iconographie.
Dans son dernier ouvrage, Crépuscule de l’Histoire, Shlomo Sand affirme que le déclin de la place des grands récits nationaux dans la fabrication de l’histoire savante des pays occidentaux pourrait entrainer la disparition de l’intérêt des États pour l’histoire comme discipline scolaire, voire la fin de son enseignement. Il pose dans la conclusion cette question : « Le passé demeurera-t-il pertinent dans un monde dépourvu de toute poussée d’imagination utopique ? ». Que lui répondre ?
Je partage très largement ce que dit Shlomo Sand, notamment dans la définition qu’il fait d’un présentisme insupportable, rendant le récit de l’histoire inaudible. L’extrême spécialisation et l’extrême criticisme des discours historiques académiques (fort utiles au demeurant), rendent de moins en moins possible un récit stable, accepté de tous, généraliste, tourné vers la transmission. Au moment même où celui-ci serait essentiel. Au moment où la question du futur inquiète. N’est-ce pas le moment de rappeler ce qui nous fonde ? Sur quels combats sociaux et sur quel humanisme d’affranchissement nos valeurs reposent ? Quel horizon d’avenir donnons-nous aux élèves ? Que leur proposons-nous qui leur permette de se mobiliser pour exercer une citoyenneté active, vivante et à même de comprendre le présent dans ses brulures les plus vives ? En négligeant les grands récits, nous risquons de les priver des héros d’humanité, de ceux qui, à chaque période de l’histoire, ont montré le combat pour plus de justice, plus de liberté, plus d’égalité. A moins que plus personne ne croit à cela, n’avons-nous pas la responsabilité de dire ces combats aux élèves, sans être accusés immédiatement de faire le jeu d’un « retour au récit » univoque ?
Les nouveaux programmes du cycle 3 qui viennent de paraitre font-ils suffisamment place aux questions du monde contemporain ? Comment expliquer que l’articulation entre les thèmes d’étude du passé et les questions d’aujourd’hui n’y soit pas explicite comme c’est le cas dans d’autres pays francophones ?
Le problème pour un historien de l’école et plus précisément historien d’un discipline scolaire, c’est que l’on est vite embarrassé pour répondre à une question sur les programmes, dans l’actualité des débats, qui, pour ceux de 2016, ont été vifs, c’est le moins que l’on puisse dire. Inévitablement, on est amené à relativiser, d’autant que chaque programme d’histoire, depuis plus d’un siècle, est lu, relu, décortiqué et mis en pièces ou, à l’inverse, défendu. Par ailleurs, on sait très bien, particulièrement à l’école élémentaire, l’écart qui existe entre un programme et les pratiques quotidiennes. Ma thèse porte précisément sur les pratiques : au-delà des programmes, ou des véritables ruptures que constituent ceux de l’éveil ou ceux de 2002, les formes d’exercice de la leçon d’histoire échappent largement au prescrit, ou l’enregistrent parfois après plusieurs années.[[Benoit Falaize, L’histoire à l’école élémentaire depuis 1945, Rennes, PUR, 2016.]] Quant à l’articulation entre le passé et le présent, ou la place de l’actualité en classe, ce sont les enseignants qui peuvent, à partir de n’importe quel objet du passé, le rendre intelligible. C’est ce que j’appelle l’urgence du passé, c’est-à-dire la capacité à rendre vivantes et urgentes les questions que les sociétés anciennes se sont posées face à l’oppression, aux inégalités, à l’injustice, aux rapports de pouvoir, etc. Or, sur cette question de l’actualité des passés, les débats peuvent être très vifs sur une possible instrumentalisation de l’histoire pour répondre aux enjeux actuels. Et des camps opposés idéologiquement peuvent se retrouver, dans une défense de la discipline et de ses méthodes. C’est je pense une des raisons qui font que les programmes n’explicitent jamais tout à fait cette articulation.
Propos recueillis par Yannick Mével