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Enfants et écrans, et si on changeait de focus ?

Certains diront « un de plus » à la lecture de l’appel « à la vigilance raisonnée » des académies de médecine, des sciences et des technologies. C’est sûr qu’en la matière, chacun y va de sa recommandation. Mais là, les scientifiques signataires de cet appel ont volontairement privilégié l’angle des préconisations à celui d’une simple recommandation, et l’angle des politiques publiques plutôt que celui des choix individuels. Les leviers dont dispose l’action publique leur semblent bien plus importants que ceux d’une seule prise de conscience individuelle.

Pour cela, ils ont réuni les différentes publications sur le sujet, ont réfléchi aux points forts d’un usage qui se met en place, qui se définit « en marchant », et pour lequel on a peu de recul si ce n’est ce que l’on vit au quotidien. Ils ont à la fois considéré les différents problèmes de santé publique et leurs différences selon les populations.

Vous avez dit addiction?

L’usage inconsidéré d’un écran est tellement facilement qualifié d’addiction qu’ils ont voulu reconsidérer l’addiction sous sa définition médicale : « Une addiction sans substance est une condition selon laquelle un comportement susceptible de donner du plaisir, de soulager des affects pénibles, donne lieu à deux symptômes clés, l’échec répété de contrôle (de ce comportement) et la poursuite de ce comportement malgré ses conséquences négatives. Elle aboutit in fine à un processus physiopathologique », rappelle le rapport. Il existe une vulnérabilité individuelle aux pathologies addictives.

Ce qu’on appelle régulièrement « addiction aux écrans » ne semble pas en être une, tout au plus est-ce un comportement inconsidéré, sans modération. Seule la pratique des jeux vidéo a pu donner naissance à des addictions comportementales. Malgré tout, des indices comportementaux peuvent inquiéter. Comme chez ces jeunes enfants qui sont fascinés par les bruits et les lumières vives des écrans, au point d’avoir du mal à s’en détacher. Ou chez ces jeunes que la tablette calme au point qu’ils ne voient pas le temps passer.

Mais bien au-delà de ça, ce qui inquiète l’Académie des technologies, c’est la facilité qu’ont les éditeurs de logiciels de jeux vidéo à employer des neuroscientifiques ou des psychologues pour introduire dans leurs productions des techniques inspirées des jeux de hasard et d’argent, afin de tromper la rationalité du joueur et l’obliger à poursuivre son jeu. Ces techniques, comme les lootbox ou les promotions annoncées sans date, qui créent l’angoisse de rater l’occasion, sont bien connues. Elles sont d’ailleurs interdites en Belgique : pourquoi ne pas en faire autant en France ? Et dans l’Union européenne ? Pourquoi ne pas penser à une charte éthique des éditeurs de sites et de logiciels ?

Des enfants vulnérables?

Le fait n’est plus à démontrer : la vulnérabilité de nos enfants en fait un public sensible aux écrans, et ce, d’autant plus qu’ils ne sont pas accompagnés pour faire face aux dérives possibles en matière de sommeil, de communication, d’hyperactivité… Or, en matière de sommeil, l’écran agit sur plusieurs points sensibles : il donne envie à l’enfant de veiller, mais en éclairant les yeux des enfants, il empêche également l’endormissement. Sans discernement, l’enfant perd ses points de repère et décale son horloge interne.

Un autre terrain de vulnérabilité de l’enfant est l’estime de soi. Fragile au moment de l’adolescence, le jeune va user et abuser des réseaux qui lui renvoient des signaux aussi bien positifs que négatifs, « je t’aime » ou « je te hais », messages qui peuvent être destructeurs. Sans parler des comportements de harcèlement qui se développent dans un environnement non surveillé. Ou des conséquences du manque d’activité physique, que ce soit l’obésité ou les difficultés de concentration.

La prévention de ces risques passe par un accompagnement des enfants et des adolescents dans l’utilisation des écrans, adaptée à leur âge.

Un problème de justice sociale

En soi, l’usage de téléphones ou d’écrans par les enfants ne pose pas de problème s’il est correctement encadré par les adultes. Autrement dit, si le soir le téléphone est éteint, posé loin du lieu de sommeil des enfants, et si l’usage des parents n’est pas déviant, allant des pratiques de « nounous téléphone » ou de la « laisse électronique » permettant de localiser l’enfant au moyen d’un téléphone.

Mais nous ne sommes pas dans un monde idéal, où tous les parents maitrisent les codes, où ils prennent le temps d’encadrer leurs enfants dans chaque activité. Quand le jeune enfant fait des sourires à la tablette qui ne lui répond pas, il ne peut pas développer le langage des émotions. Quand il parle à cette image qui ne l’entend pas, il a du mal à enrichir son vocabulaire. Or, de nombreux parents ne sont pas informés ou n’ont pas conscience des effets d’une pratique si nouvelle.

L’appel des trois académies insiste fortement sur l’inégalité entre enfants face à des usages qui nécessitent une explicitation, un apprentissage des précautions, que tous les parents ne sont pas en mesure de transmettre. La pratique numérique est déployée à tous les niveaux, dans les services, à l’école. Et l’école est encore un lieu où la fracture peut s’accentuer : le numérique permet à chaque parent d’être informé en temps réel de la scolarité, des absences, à condition de maitriser l’outil, d’y avoir un accès à la maison. L’appel insiste sur l’exclusion sociale qui est en train de se mettre en place du fait des technologies numériques, sans que des mesures ne soient prises.

Que faire?

Les trois académies interpellent les acteurs sur la nécessité d’agir pour réinventer un monde numérique qui ne soit plus entaché de problèmes de santé publique et puisse évoluer vers une société 100 % numérique. En particulier, les enseignants sont invités à travailler avec leurs élèves pour en faire des usagers éclairés, qui savent déjouer les risques d’un mésusage et qui accompagnent les parents à mieux préserver des enfants fragiles et vulnérables. L’écran doit perdre son statut d’objet fétiche et être mieux compris pour permettre d’amener le jeune usager et son entourage à mieux en anticiper les effets.

Roseline Prieur
Enseignante de SVT en collège


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