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Éducation nouvelle : vers l’horizon du distanciel, gare à la dissolution

La toile arachnéenne censée tisser du lien entre enseignants et apprenants est source d’exclusion, alerte le rédacteur en chef de la revue des Ceméa (Centres d’entrainement aux méthodes d’éducation active). Une bête mutante qui évolue plus vite que celles et ceux qui veulent l’apprivoiser. Au risque, peut-être de voir les méthodes actives de l’éducation nouvelle disparaitre derrière des outils inégalitaires.

Je n’aime pas être éloigné, je n’aime pas ce qui est loin (le vide virtuel me file le vertige) et j’apprécie le calme tranquille du sédentaire, de l’immobilité. La formation numérique à distance cumule les caractéristiques de l’adret et de l’ubac (en tant que données contraignantes) de la situation, et je ne sais avant de m’y frotter de quel côté va pencher la balance. Pas question de me laisser embarquer dans un malström manichéen, qui n’offrirait que les deux faces d’une pièce et conduirait à ignorer le côté pile, plutôt tenté de détisser les fils d’une toile arachnéenne dont –comme les autres – je suis prisonnier, pour retisser une tapisserie d’Aubusson ou de Bayeux où je me sentirai bien, en ayant la main sur ce que je fais. Parce qu’actuellement, j’ai un peu l’impression d’être chaque fois livré à moi-même et, faute de maitrise suffisante, les outils à ma disposition souvent m’échappent et parfois se retournent contre toute velléité de leur donner une couleur chère à l’éducation nouvelle.

Et pourtant, l’éducation nouvelle n’a pas de domicile, elle éclot un peu partout quand une personne décide d’en faire usage, avec quiconque, n’importe où, à n’importe quelle latitude, et ses méthodes, vectrices de ses idées-forces, de ses valeurs, devraient parfaitement s’accommoder avec le principe de l’ubiquité pédagogique. Mais sa majesté technique, en monarque absolue, risque bien de mettre à mal cette évidence et de freiner « la belle lisse poire » de ce courant pédagogique, en tout cas de ses méthodes actives.

Une mangrove digitale

Celles-ci sont-elles compatibles avec Linux, Windows, Apple et consorts ? Sans aucun doute, j’en conviens, mais il faut dompter l’animal avant de l’apprivoiser. Cela demande de la patience, du savoir-faire et des connaissances, parfois pointues. Et un désir de s’y mettre, de se coltiner des process, d’en retenir la marche à suivre, d’en comprendre l’intérêt pour en utiliser toutes les ficelles.

Comme exemple pour illustrer : la récente mésaventure qu’il m’est arrivée lors d’une journée de formation pour laquelle je croyais avoir peaufiné la préparation, fait et refait les manipulations, vérifié les connexions. De 9 heures à 10 heures, je me suis retrouvé à vivre (et surtout à faire vivre) un marasme incongru, mal venu et à la limite d’un manque de respect des stagiaires. Entre Matrix et Le Monde du silence.

Jusqu’où l’éducation nouvelle peut-elle aller sans perdre non son âme (c’est impropre) ni son latin (c’est une langue morte), mais la moelle profonde de son sens ? Est-elle soluble dans le virtuel, et cette virtualité ne l’asphyxie-t-elle pas à petit feu ? Comment se garder des menaces insidieuses de l’ogresse « technologie » et de la dévoration aveugle et boulimique des pédagogies, proies faciles et ingénues ? Les méthodes actives sont noyées dans la multiplication des pads, des nuages, des murs de post-it, des copies d’écran… Une marée souvent non maitrisée (on n’en connait pas les horaires), une mangrove digitale peu accueillante, des web sables mouvants auxquels seuls les cracks, les acrobates du numérique échappent, leur donnant alors une suprématie discutable mais avérée.

Et le sens s’évapore au fil des méandres d’un marais labyrinthe dont on n’a pas les plans.

Résister au déferlement de possibles

Il me semble que la notion d’éducation nouvelle est condamnée à se perdre dans la complexité inextricable d’un réseau implacable aux branchements multiples et aux itinéraires stipulés dans une langue qui ne parle qu’aux initiés et initiées. Peut-être est-ce à eux, à elles d’être les garants de la survie (et je parle bien de survie) d’un courant si discret, si timide, si confidentiel, qu’on pourrait l’oublier en route dans nos grandes chevauchées numériques, s’égarant dans nos galères techniques, dans les arcanes d’un système pieuvre qui l’avale et le digère sans ambages ?

Peut-être est-ce à eux, à elles de veiller à l’émergence de méthodes actives aptes à pérenniser l’existence d’une éducation nouvelle bien ancrée dans le sol, mais susceptible d’être offerte en pâture et aux affres d’une modernité sans limitation de vitesse et qui – 5G oblige – double allègrement le rythme pépère d’une réflexion qui mûrit et constitue le compost propice à la défense d’un projet certes centenaire mais novateur, qui risque d’être bien vite dépassé par le rythme endiablé d’un progrès qui n’en finit pas d’être en mouvement, survolté et pris au piège inexorable de sa marche en avant ?

Comment résister à ce déferlement de possibles toujours plus nombreux et qui souvent ne servent que l’objectif à atteindre et rarement le confort des acteurs et actrices pour y parvenir ? C’est comme si l’outil engourdissait la tâche et prenait le pouvoir. On n’est quand même pas loin du Meilleur des mondes !

 I have a dream, a nightmare…

Un cauchemar où les alphas dirigent, où les bêtas commandent, parfaitement secondés par des gammas aux ordres. Monde où ce qui compte, c’est l’obéissance et où la soumission domine. Un monde où j’ai souvent l’impression de n’être qu’un delta ou qu’un epsilon et d’avoir l’esprit saoulé de simili-soma lorsque je suis devant ma machine, tellement ignare et hagard, sans réaction.

Un monde où je suis empêché d’agir à ma guise et où je ne peux que balbutier des bribes d’éducation nouvelle, plus imbibé d’Huxley qu’inspiré de Freinet, de Dewey et des autres, incapable que je suis de proposer même le moindre souffle d’éducation. Il me vient aussi des passages d’Une trop bruyante solitude, de Bohumil Hrabal, ou de Fahrenheit 451, de Ray Bradbury, où un certain type de références patrimoniales et mémorielles disparait (au pilon ou dans les flammes)…

Une complexité presque rédhibitoire

Oui, je grossis le trait, mais la réalité n’est pas si éloignée. Cette réalité où on peut se noyer dans un verre d’eau, où les belles Babylone peuvent s’effondrer en un instant comme un château de cartes patiemment édifié. Ce qu’il faut travailler, c’est bien l’accès pour chacun et chacune à cette chance inouïe d’un progrès qui ouvre des portes à des privilégiés et des privilégiées, et qui, simultanément, ne les ferme pas à double tour au nez de ceux et celles qui rament quant au mode d’emploi de cette panacée dite universelle, mais réservée à la caste des à-l’aise-avec-l’engin-technologique-arachnéen.

Et je dois reconnaitre que je ne vois pas poindre la moindre parcelle d’une solution, et toute ma connaissance des méthodes actives ne me sert à rien dans le concert assourdissant de l’orchestre numérique. Ma rétivité chronique et maladive me paralyse. Suis-je le seul, auquel cas la situation risque bien de perdurer, de se détériorer et de se transformer en robinsoncrusoade ? Ou partagé-je cette tare (c’en est une, indubitablement) avec d’autres ? Ce qui change la donne fondamentalement et s’apparente au combat d’une minorité irréductible, sorte de remake de la lutte des héros de Goscinny et d’Uderzo.

Si je suis conscient des immenses possibles provoqués par la luxuriance des moyens d’agir, je suis aussi réaliste quant à la complexité presque rédhibitoire de l’utilisation égalitaire de ceux-ci (connexion, puissance de la machine, maîtrise gestuelle, compréhension des systèmes…). J’y vois un paradoxe en plexiglas, incassable, érigé en citadelle inexpugnable, devant laquelle les tentatives légitimes et pleines de bonne volonté viennent inévitablement se fracasser et sont vouées à un échec cuisant. À peine croit-on maîtriser la bête, que déjà elle mute, pfft… elle a muté ! C’est un crève-cœur, une  triste et implacable vérité. Pessimisme exagéré ou lucidité teintée d’un brin de catastrophisme ?

Ce qui est certain, c’est que l’éducation, pour être nouvelle, a plus besoin de pensées que de codes ou de codage, et que si elle peut difficilement se passer de ceux-ci, elle ne doit pas en accepter le servage en subissant leur joug.

François Simon

Rédacteur en chef de Vers l’éducation nouvelle


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Coordonné par Caroline d’Atabekian et Jacques Crinon
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