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Le livre du mois du n°530 – Des établissements scolaires autonomes ?

Depuis la fin du XXe siècle en France, en Belgique, en Suisse et au Québec, les politiques et les pédagogues ont placé bien des espoirs dans l’autonomie. Mais de laquelle parle-t-on ? Celle des élèves, celle des enseignants ou celle de l’établissement ? L’ouvrage montre l’enjeu d’une délégation au niveau local de ce qu’il est à même de gérer. Tout se passe comme si un curseur se déplaçait, au gré de l’histoire de chaque pays, entre un pouvoir central normalisateur, des acteurs, paradoxalement d’autant moins contraints qu’ils dépendent d’une hiérarchie agissant comme un filtre, et l’établissement, qui devient le lieu du changement pour deux groupes provisoirement alliés, l’autorité ministérielle et les militants d’une égalité qui ne se réduirait pas à celle des chances.

On ne gouverne pas l’école de la même manière dans ces quatre pays. Plutôt que des monographies, Olivier Maulini et Laëtitia Progin ont choisi de poser trois problématiques successives, en commençant par la question du choix de mode de gouvernance, puis en s’intéressant au réel pouvoir de décision dans les établissements et en terminant par les acteurs qui oscillent entre l’augmentation de leurs marges de liberté et le découragement provoqué par une « autonomie subie ».

Monica Gather Thurler souligne que bien trop d’acteurs du système ont fait de l’autonomie des établissements une « astuce » qui risquait d’être « sans lendemain », puisqu’elle consistait à rendre les établissements responsables de leurs (mauvais) résultats tout en multipliant les ingérences de toutes sortes et en étouffant les acteurs sous des injonctions plus contradictoires que paradoxales. Heureusement, il existerait une voie qui « consisterait finalement à mettre en place des conditions-cadres aptes à encourager et soutenir les établissements pour qu’ils inventent (et réinventent au besoin) un fonctionnement collectif efficace, fondé sur une exploitation optimale des compétences professionnelles en présence […] et des ressources existantes ».

Parmi les empêchements, il y a souvent une politique qui reste centralisatrice, comme en France où l’autonomie n’est « accompagnée d’aucune marge de manœuvre budgétaire ou humaine, ce qui en fait une coquille vide » (Yves Dutercq), en Belgique où « les acteurs constatent de facto que leur autonomie d’action est réduite » (­Vincent Dupriez et Hugues Draelants), dans le canton de Genève où on « pourrait conclure à une valse-hésitation » (Olivier Maulini et Monica Gather Thurler) ou encore au Québec, marqué par une « culture organisationnelle qui hésite à assumer l’autonomie octroyée ou possible au sein du réseau public » (Claude Lessard).

« L’adhésion des enseignants à un élargissement de leurs tâches dépend de la manière dont les chefs d’établissement les sollicitent  », explique Anne Barrère, qui relève « un conflit de rôles entre représentant du national et exécutif au local ». Autre frein de l’autonomie dans l’établissement, « les incertitudes quant aux restructurations de l’enseignement » (Michèle Garant) et pas seulement en Belgique ! Guy Pelletier en tire la leçon en soulignant la primauté des « habiletés à composer » du chef avec tous les membres de la communauté éducative.

Dans la troisième et dernière partie, se lisent les effets assez pervers du new public management qui s’appuie sur les résultats « plutôt que faire confiance à l’humain, qui fait ressembler la redistribution des pouvoirs à un jeu de dupes, où ni les gouvernés, ni les gouvernants ne savent finalement ce qu’attend l’autre camp ».

Ce livre montre qu’il est grand temps d’apporter les solutions pour permettre aux établissements de se construire comme des équipes professionnelles.

Richard Étienne


Questions à Olivier Maulini et Laetitia Progin

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Pensez-vous que l’autonomie des établissements ait encore un avenir et lequel ?
L’autonomie est une idée séduisante, mais qui dit plus d’autonomie dit plus d’engagement des enseignants lorsque les contours de l’activité peuvent sans cesse être modifiés selon les projets en cours. Au final, c’est la responsabilité des acteurs qui augmente. Dans notre ouvrage, nous évoquons un risque : celui de contraindre les enseignants à s’engager davantage dans leur travail en échange de moins de protection, de moins de soutien et d’un contrôle, certes moins pointilleux, mais d’autant plus pressant qu’il n’est pas effectué par une inspection de circonstances mais constamment par soi-même, par les pairs, les usagers et des tableaux de bord. Face à cela, l’autonomie des établissements a encore un avenir, mais à condition que l’autonomie ne porte pas uniquement sur les problèmes insolubles ou sur les questions auxquelles les décideurs, les pouvoirs centraux ou même le corps social ne souhaitent pas répondre.

Est-ce que l’un des quatre pays étudiés s’approche de l’équilibre entre injonctions ministérielles et individualisme des enseignants ? En quoi ?
Dans tous les pays, les États cherchent à rassurer le citoyen en prenant en compte tant ses attentes que ses craintes. Le pouvoir ne fait en effet désormais autorité que s’il est vécu comme crédible par les gouvernés. Or, plus on prétend libéraliser, plus une nouvelle bureaucratie se développe en parallèle pour donner des gages de rigueur et d’équité aux usagers. Dans ce contexte, l’autonomie des établissements ressemble moins à un instrument de pilotage qu’à un argument brandi pour justifier alternativement le contrôle par le centre et la responsabilité de la périphérie. Les décideurs évoquent tant la cohérence du système éducatif, son unité renforcée par surcroit d’imputabilité, que son besoin de proximité, de flexibilité, voire de différenciation en fonction des attentes. Le discours est volontiers fédérateur, mais il peut laisser perplexe quant à la véritable autonomie concédée aux établissements entre unité nationale (voire régionale) et possibilité d’adaptation locale. L’équilibre semble moins s’établir dans un pays en particulier qu’au cœur des certains établissements : avec des équipes enseignantes qui ont réussi à tirer leur épingle du jeu en sachant répondre aux attentes ministérielles, tout en parvenant à conduire leurs projets, à identifier les moyens et les ressources nécessaires, sans s’épuiser ni prendre trop de risques. Innover dans des marges de manœuvre prescrites par d’autres. Un défi permanent.

Si on voit bien le rapport entre l’autonomie de chaque établissement et le développement d’innovations, qu’en est-il de l’accès aux savoirs de tous les élèves ?
C’est bien l’enjeu clé. À quoi bon des établissements actifs et créatifs s’ils ne parviennent pas mieux que les autres à remplir leur mission d’instruction publique ? Les expériences d’éducation prioritaire ont montré combien la prise en compte du contexte pouvait dériver vers une adaptation, non pas des moyens mais des ambitions, à des contraintes locales parfois réelles, parfois supposées. Et ne parlons pas des quasi-marchés dont quelques pays (comme la Suède) mesurent désormais combien ils peuvent accroitre insidieusement les inégalités. Si la France se méfie tout particulièrement de la décentralisation de son système scolaire, c’est parce que son histoire est celle de la verticalité du pouvoir (politique, mais aussi culturel et symbolique) et que laisser les programmes scolaires se distendre au gré d’initiatives centrifuges a de quoi inquiéter la République, surtout en période de crise du lien social et d’ébranlement des institutions. Mais n’oublions pas non plus que les idéaux jacobins et méritocratiques (qui dominent aussi dans certains cantons suisses) semblent faire le lit de la ségrégation à leur corps défendant. Car de quelle autonomie, en fait, parle-t-on ? L’autonomie formelle, l’autonomie réelle, l’autonomie de contrebande, l’autonomie cachée, voire masquée ? On peut en effet avoir des plans d’études nationaux accompagnés de directives rigides, et une application anarchique de ces normes. Et on peut au contraire réduire la taille du prescrit et se donner les moyens de mieux l’appliquer. Il y a en gros deux manières d’assurer l’unité des pratiques pédagogiques : compter sur des praticiens soucieux de différer le moins possible de leurs voisins (comme c’est la tendance en Extrême-Orient), ou prendre acte de l’autonomie de fait des enseignants occidentaux, et créer de véritables instances collectives de coordination (comme dans le modèle scandinave). La pire solution est celle de l’hypocrisie : faire comme si tout le monde s’en remettait au ministre, pour mieux camper sur ses habitudes et ses convictions. Moins la cohérence et l’égalité sont réelles, plus on agite des valeurs abstraites et tonitruantes pour compenser. La question de l’autonomie est centrale, pas parce qu’elle serait une solution magique à tous nos problèmes, mais parce qu’elle a quartier libre aux endroits où elle fait si peur qu’on refuse d’en parler.

Propos recueillis par Richard Étienne