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Corrélation n’est pas causalité

 

L’un des enjeux de l’EMI, c’est d’être capable de ne pas confondre les faits et leur interprétation, notamment de ne pas créer de lien de cause à effet indu. C’est un des moyens de lutter contre les théories complotistes.

Pour la première fois dans l’histoire de la télévision, il se trouve que les 15-24 ans s’informent plus par un autre média, internet. Ce constat devient inquiétant lorsqu’on sait, d’une part, que les classes les plus jeunes sont aussi les plus crédules par rapport à ce qu’elles peuvent lire sur le web et, d’autre part, qu’internet, parce qu’il constitue aussi une dérégulation du marché de l’information, confronte ces jeunes esprits en formation à des formes d’argumentation qui, auparavant, étaient confinées dans des espaces de radicalité mais qui, à présent, essaiment dans l’espace public. Celles-ci sont favorables à la théorie du complot, à l’idéologie de la peur, aux propositions populistes et, d’une façon générale, à la démagogie cognitive.

Corrélation et causalité

Le cerveau humain est un outil formidable, mais il nous trompe assez systématiquement dans certains cas, comme dans celui bien connu des illusions d’optique. Il existe un vaste domaine qui relève d’illusions qui pourraient, elles, être dites « cognitives », parce qu’elles impliquent notre raisonnement. Parmi ces nombreux pièges de la pensée, l’un des plus répandus se nomme « confusion entre corrélation et causalité ». Cette erreur revient à croire que deux phénomènes concomitants sont nécessairement liés par une relation de cause à effet (A apparait en même temps que B, donc A est cause de B). C’est banal et peut paraitre bien inoffensif, il n’en est rien. Il suffit de se souvenir qu’elle a pu soutenir dans l’histoire des propositions d’idéologie meurtrière. Ainsi, dans les années 1930, en Allemagne, certains slogans affirmaient : « Trois millions de chômeurs, trois millions de Juifs ». L’une des raisons qui rend ce type de slogan attractif vient du fait qu’il est subrepticement soutenu par l’erreur de confusion entre corrélation et causalité. Par ailleurs, celle-ci constitue souvent un soutien argumentatif à la théorie du complot. Pour n’en prendre qu’un exemple, après les attentats de Charlie Hebdo, les théories du complot ont été particulièrement vives. L’une d’entre elles affirmait que c’était Israël qui était derrière le massacre de l’équipe éditoriale. L’une des preuves avancées était qu’à chaque fois qu’une résolution était soutenue par la France contre Israël à l’ONU, notre pays subissait une attaque terroriste. Indépendamment de l’approximation des dates nécessaire à cette corrélation, on comprend que c’est bien une concomitance qui est avancée comme argument de causalité. Ce millefeuille argumentatif qui caractérise l’imaginaire complotiste aujourd’hui indique assez bien qu’il est inutile, dans les salles de cours, de tenter de défaire une à une ces propositions1. Une stratégie sans doute plus efficace consisterait à initier les jeunes esprits à défaire les illusions mentales qui conduisent à trouver convaincante la somme de ces arguments. Il s’agirait de leur apprendre à dompter les processus intellectuels qui les conduisent à endosser ces arguments, plutôt que de tenter ce travail de Sisyphe de défaire ces arguments en eux-mêmes.

Voyons donc sous quelles catégories peuvent se ranger les erreurs relevant de la confusion entre corrélation et causalité.

D’une part, nous pouvons être trompés par une coïncidence, lorsque nous ignorons qu’elle est le fait de deux phénomènes qui varient en fonction d’un troisième. Par exemple, on a coutume de croire, chez les agriculteurs, que la lune dite rousse a le pouvoir de détruire par le gel une partie des récoltes. La sagesse populaire a constaté que la destruction des bourgeons par le gel coïncidait fréquemment avec la visibilité de cette lune, et a cru pouvoir attribuer les méfaits du gel à la lune. Les agriculteurs ont tendance à considérer que cette corrélation ne peut pas être le fait du hasard. Sur ce point ils ont raison, mais pour de mauvaises raisons. En réalité, le gel et la visibilité de la lune dépendent ensemble du facteur « nuages dans le ciel ». Lorsque le ciel est dégagé, le rayonnement du sol et des végétaux est important, et ne peut bénéficier de l’effet de serre que rend possible un ciel bas et couvert. Dans ces conditions, les végétaux perdent beaucoup de chaleur et peuvent donc geler sans que la lune y soit pour quoi que ce soit.

L’exemple de la réussite des ainés

D’autre part, cette corrélation peut être illusoire. Supposons qu’un sociologue s’intéresse aux sportifs de haut niveau et à leurs rapports familiaux. Il s’interroge par exemple sur le fait de savoir si l’éducation parentale favorise les compétences sportives. Il fait alors une découverte extraordinaire en scrutant de longues heures toutes les statistiques qu’il a pu trouver ou établir lui-même : les hommes, sportifs professionnels, sont le plus souvent les fils ainés2de la famille. En quoi le fait d’être le premier garçon de la famille peut-il favoriser l’épanouissement des aptitudes sportives d’un enfant ? Comment expliquer cette corrélation entre le fait d’être sportif de haut niveau et celui d’être le fils ainé de la famille ? Il ne manque pas de penser à plusieurs hypothèses qui confirment ses premières intuitions sur l’esprit de combattivité, la nécessité plus ou moins consciente que certains individus ont d’assumer l’honneur familial, etc. Toutefois, il est incité à la circonspection par le fait que cette curieuse corrélation est observable dans toutes les disciplines : le football, le rugby, le tennis, le golf. N’y a-t-il pas des déterminants sociaux qui devraient la faire varier ?

L’analyse de certaines autres statistiques lui fait comprendre qu’il a été victime d’une erreur de raisonnement : il constate, en effet, que quel que soit le sujet considéré, on trouvera toujours que la plupart des X sont des fils ainés, X pouvant être aussi bien hommes politiques, amateurs d’art, etc. En effet, la plupart des hommes d’un pays où les familles sont de taille réduite seront les fils ainés de leur famille. Il s’agit d’un simple effet mathématique. Dans les familles de 1 enfant, s’il y a un  fils, il est forcément l’ainé. Dans les familles de 2 enfants : s’il s’agit d’un garçon et d’une fille, le fils est « fils ainé », s’il s’agit de deux garçons, il y a un ainé et un cadet : donc sur les garçons issus de familles de deux enfants3, sur 4 garçons, 3 sont des fils ainés.

De même dans les familles de 3 enfants, (étudiez les différents cas), sur 12 garçons, 7 sont des « fils ainés », etc. Par conséquent, dans une société où les familles sont de taille modeste, cette corrélation illusoire a la vie dure, parce qu’elle se fonde sur l’idée, qui parait raisonnable, que les ainés sont uniques, contrairement aux cadets, et qu’ils doivent être, de ce fait, plus rares qu’eux.

Une révolution pédagogique à mener

J’ai enseigné les statistiques et ai souvent été confronté à l’enjeu pédagogique que constitue cette confusion entre corrélation et causalité. Elle se retrouve dans toutes les matières du parcours de l’élève : mathématiques, histoire, sciences économiques et sociales, philosophie, etc. Ce que j’ai pu apprendre de mon rapport aux étudiants sur ces questions est que cette illusion ne disparaissait jamais vraiment, mais qu’on pouvait affuter les esprits pour qu’ils reconnaissent facilement les situations intellectuelles où cette confusion fait peser un risque sur le raisonnement. Or, cette reconnaissance d’une situation intellectuelle à risque doit devenir un enjeu pédagogique fondamental. Le cout intellectuel est particulièrement important pour le cerveau lorsqu’il s’agit de passer d’une tâche mentale à une autre, ce que réclame exactement le fait de changer de cadre cognitif pour résoudre une énigme ou pour résister à une illusion mentale. Bonne nouvelle : à partir du milieu des années 90, plusieurs études ont montré que l’apprentissage limitait les couts énergétiques d’une activité mentale. Il n’y a donc aucune fatalité dans les conséquences de la dérégulation du marché cognitif et le fait que notre cerveau ait de l’appétit pour des modes de solutions intuitifs, mais parfois fautifs.

Les pédagogues doivent identifier le périmètre de la révolution pédagogique à mettre en œuvre. Elle est rendue nécessaire par celle survenue sur le marché de l’information. Ils doivent identifier systématiquement les entraves cognitives à la réception spontanée de certaines théories et la compréhension des processus contrintuitifs qu’ils impliquent, et permettre d’engager l’apprenant dans une autoanalyse de ses difficultés à comprendre. Creuser le sillon de la pensée méthodique pour que chacun soit en mesure de se méfier de ses propres intuitions, identifier les situations où il est nécessaire de suspendre son jugement, d’investir de l’énergie et du temps plutôt que d’endosser une solution qui parait acceptable, en un mot dompter l’avare cognitif qu’il y a en nous tous, tel pourrait être le programme de cette réflexion pédagogique. L’enjeu est majeur : doter les jeunes esprits en formation d’une boussole solide leur permettant de s’orienter dans cet océan d’informations confuses qu’est devenu le monde contemporain.

Gérald Bronner
professeur de sociologie à l’université Paris Diderot et membre de l’Académie des technologie
Mots-clés
Complotisme
Complotisme, théorie du complot, conspirationnisme : vision de l’histoire ou d’un fait comme étant issu d’un groupe secret. Il s’agit pour les complotistes de développer un récit alternatif aux médias, pour démontrer que les tenants du pouvoir cherchent à le conserver et, pour cela, veulent le plus souvent discréditer un autre groupe qu’ils jugent menaçant. On peut préférer la notion de récit complotiste : ce récit est une construction imaginaire qui permet à celui qui y croit ou veut y croire de supporter ce qui serait intolérable pour lui sans ce biais. Il vient de la littérature où l’intérêt est qu’un élément permet de donner d’un seul coup du sens à ce qui n’en aurait pas autrement, c’est donc extrêmement séduisant pour celui qui se verrait ou se sentirait partiellement ou totalement mis en cause autrement.
Emilie Kocher
En complément
Dissonance cognitive et effet rebond
Le « biais de confirmation », cette tendance à croire les histoires qui vont dans le sens de ses convictions ou préjugés, quelle que soit la véracité de ces histoires, est confirmé par la dissonance cognitive. Si les faits vont à l’encontre de vos préjugés ou croyances, vous aurez tendance à les nier pour éviter que votre conception du monde soit ébranlée (ce qui peut conduire à choisir le récit complotiste par exemple). L’effet rebond est lié aux précédents. Si l’on attaque vos croyances à partir de faits, celles-ci se verront renforcées.
POUR EN SAVOIR PLUS
Sur les biais cognitifs, voir en français Michaël Shermer, « Pourquoi les faits ne suffisent pas à convaincre les gens qu’ils ont tort », dans Pour la science n° 72, novembre-décembre 2016.

Notes
  1. Gérald Bronner, La démocratie des crédules, PUF, 2013.
  2. Il faut entendre par là des garçons n’ayant jamais eu de frère plus âgé qu’eux. Il n’est donc pas tenu compte ici des sœurs ainées.
  3. on suppose les chances égales de filles et garçons à chaque naissance