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« Celui qui peut attribuer un chiffre à un texte est un con »

Écrit en mai 68 dans le Hall du Grand Amphithéâtre de la Sorbonne, Les murs ont la parole, éditions Tchou, 1968.

Je note, tu notes, nous notons. Des chiffres, des lettres, des gommettes… Est-ce donc un jeu sénile ou puéril, depuis longtemps collé aux murs et criblé d’éclats de rires par Mai 68 ?

Si l’auteur inspiré et anonyme de cette lapidaire mercuriale est aujourd’hui professeur, il a dû très souvent, tout comme moi, être ce qu’il dit…

Et je t’imagine, cher collègue, le soir sous ton pavé de copies quotidiennes, rêvant de plage… C’est au pied du mur des devoirs qu’on évalue le maçon à ses lamentations…

Alors, tu notes ? Ou bien dis-tu, comme jadis, corrections pièges à cons ? Regardes-tu au fond des lignes les devoirs de tes élèves en gueulant : cache-toi, objet ? Balaies-tu d’un revers de plume l’ortografe, cette mandarine ? T’essaies-tu encore à embrasser ton amour sans lâcher ton stylo rouge (qui a pris la place du fusil) en la distrayant un instant de son paquet de copies à elle – je vous imagine profs tous les deux et vous aimant toujours depuis une barricade de rencontre – et lui rappelles-tu encore que l’humanisme bourgeois est lacrymogène, et tiens, regarde la manif qui passe sous nos fenêtres ?…

Cependant, cher collège, à y regarder d’un peu près, ta fougueuse affirmation d’alors nous laisse, à toi, à moi, à nous tous notateurs impénitents et obstinés, une belle lucarne de sortie.

Car tu ne nous as pas interdit de noter – n’était-il pas alors interdit d’interdire ? Tu as simplement et tranquillement constaté qu’on ne peut pas attribuer un chiffre à un texte ! Certes, je veux bien oublier que tu t’adressais en fait à tes profs qui te faisaient vieillir, disais-tu, et que tu mettais au défi d’oser te noter. Et il est vrai que dans le bordel ambiant1c’eût été risqué de leur part… Je veux, de fait, ne retenir que ceci : nul n’a le pouvoir de procéder avec quelque rigueur à cette opération mentale évaluatrice qui consiste à traduire les qualités d’un texte en une quantité chiffrée. Les chercheurs des sciences de l’éducation, sans conteste, te donnent raison sur ce point, qui ont montré qu’on ne pouvait mettre une note « vraie » à des tâches complexes comme la dissertation, la traduction, la résolution des problèmes, la prise de parole, etc. « On ne peut rendre analytiquement compte de la valeur réelle d’une performance scolaire complexe », dit G. De Landsheere qui conclut à « l’impossibilité presque générale d’utiliser des échelles de mesure mathématiquement parfaites »2.

Alors, on note quand même ? Soyez réaliste, demandez l’impossible, prenez vos désirs pour des réalités et croyez en la réalité de vos désirs, disiez-vous également sur les murs, toi ou ta copine, pardon, ta camarade du joli Mai. Dont acte. Nous avons continué à noter tout en sachant que nous ne pouvions pas bien le faire. Que c’était mission quasi impossible mais indispensable pour le service public : réussites, échecs, qualifications, validations, certifications, collation des grades, tout s’étalonne et se décide avec ces notes-là, aussi imparfaites soient-elles. Il fallait regarder les choses en face… Au risque de n’avoir plus en face de soi que des choses, ricanes-tu encore. Soit, soit.

Au fait, quand vous avez été brillamment reçus à l’agrégation, toi et ta jeune femme rouge toujours plus belle, quel est le con qui vous a aussi bien et judicieusement notés, passant ainsi par les armes de la critique votre critique des armes ?

(Cahiers pédagogiques n° 302, « Éthique et pédagogie », mars 1992)

Raoul Pantanella

Notes
  1. Expression non péjorative et scientifiquement connotée… (cf. Roland Moreno, Théorie du bordel ambiant, éditions Belfond, 1990.
  2. G. De Landsheere, Évaluation continue et examens, éd. Labor, 1980, p. 56.