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Bouger n’est pas changer
Trois communications permettaient ensuite d’amorcer la réflexion.
Christiane Stourm, principale-adjointe de collège, rappelle elle aussi la prise d’appui nécessaire sur des indicateurs précis pour affiner le diagnostic et identifier les directions à prendre. Le plus souvent, ce qui est à changer en premier lieu c’est le climat scolaire : on ne peut pas s’engager dans les apprentissages si le climat scolaire n’est pas pacifié. S’appuyant sur son propre collège elle met en relief les leviers actionnés : une réflexion commune appuyée sur les propositions de chacun, une écoute, un regard. Notre force –souligne-t-elle – a été de constater et évaluer ce qui fonctionne, ce qui ne fonctionne pas, de se permettre de proposer, de s’autoriser à arrêter si ça ne semble pas concluant. Elle rappelle aussi la nécessité d’associer et de rassurer les parents et de travailler en lien avec les associations qui peuvent apporter aux élèves. Elle rappelle enfin le rôle essentiel du binôme constitué par le chef et son adjoint .
Patrice Bride, s’appuyant sur son expérience de professeur et de rédacteur en chef des cahiers pédagogiques, propose une réflexion sur la place des écrits professionnels dans un processus de changement à l’échelle de l’établissement. Pour ce faire il développe trois hypothèses : ce qui passe dans un établissement peut se mesurer, s’observer à la nature des écrits qui circulent ; les écrits professionnels peuvent contribuer au changement d’un établissement ; pour chaque enseignant écrire est une modalité d’évolution qui facilite le passage d’une conception individuelle du métier à une dimension plus collective. L’écriture professionnelle permet d’entrer dans une triple démarche : l’analyse de ce qu’on fait, la mutualisation et le partage, et enfin l’échange et le débat. Enfin l’écrit est un support mémoriel. A l’échelon de l’établissement l’écrit permet un diagnostic de ce qui se passe, une mutualisation des pratiques. Mais pour remplir pleinement sa fonction un écrit doit s’inscrire dans un processus éditorial qui se soucie à la fois de transposition et de transmission.
Puis ce fut à Anne Barrère de proposer une intervention tonique et décapante sur le thème « Changer les établissements : du discours de l’organisation au travail des acteurs ».
On retiendra de cet exposé trois idées majeures.
Aujourd’hui le changement, selon Anne Barrère, est un discours organisationnel qui se confond très souvent à celui de la réforme éducative, une réforme prescrite d’en haut mais très relayée au niveau des établissements scolaires notamment par les chefs d’établissement.
Ce discours de l’organisation s’impose comme une évidence. Et parce qu’une évidence a pour caractéristique de ne pas être questionnée, l’intervenante invite à procéder à un déplacement : passer du comment changer au pourquoi changer. Car ce qu’on appelle changement aujourd’hui c’est un changement largement institutionnel, volontariste qui se légitime par l’intention de prendre en charge des évolutions sociétales. Pour autant l’articulation de ces changements institutionnels avec les évolutions sociétales plus larges ne va pas de soi. On peut même faire le constat que des évolutions très larges et très importantes vécues dans l’école ne sont pas prises en charge par les changements institutionnels. Comment traite-t-on par exemple la question de la démocratisation des relations entre générations ?
Autre problème : le changement organisationnel a assez tendance à faire l’impasse sur le travail réel des acteurs soit en le déniant soit en forgeant un idéal du travail irréalisable par qui que ce soit. Dans ce déni du travail il y a un vrai problème qui pourrait conduire à proposer comme réponse à la question « comment changer » la nécessité d’articuler les propositions organisationnelles et la réalité du travail des acteurs
Dans son développement, Anne Barrère alerte au fait que le changement se présente comme une norme. Qu’y a-t-il derrière cette injonction de changement, ce discours du mouvement ? Tous les établissements ont-ils de façon identique les mêmes bonnes raisons de devoir changer ? Il faut changer pour deux grands types de raisons : pour améliorer le climat et pour que tous les élèves réussissent. Mais une fois ceci posé qu’est-ce que ça veut dire ? Les justifications au changement sont sans doute plus faciles à trouver dans les établissements difficiles. Or dans certains établissements qui n’ont pas de problèmes de réussite on veut quand même changer : faut-il y voir une preuve de la tendance à vouloir trouver des justifications au mouvement, voire au « bougisme » ? Depuis les années 2000 et l’amorce du mouvement de décentralisation on a une masse de solutions organisationnelles proposées aux établissements : travail en équipe, partenariat, individualisation, évaluation. Ce qui est frappant c’est que les établissements scolaires sont face à une offre très fournie de solutions organisationnelles multiples… mais que c’est à eux de définir le problème qui va avec (cf. Crozier) Le rapport des solutions aux problèmes ne va pas de soi. Que faire des solutions « sur le marché » ? Le risque est que les solutions soient adaptées de manière conventionnelle à des formulations de problèmes elles-mêmes conventionnelles. Or, dans le détail des établissements scolaires et selon les cas, l’adéquation problème/solution ne suit pas toujours. La question de la réussite de tous par exemple ne se pose pas de façon identique d’un établissement à l’autre. Construire le problème est donc un enjeu majeur. On assiste bien à un mouvement vibrionnant d’offres de transformations dont on ne sait pas toujours à quel problème elles correspondent.
Pour autant il y a un accord sur le fait que les offres en question, travail en équipe, partenariat… c’est plutôt bien. C’est même très compliqué à contester. Mais si on trouve que c’est bien, c’est moins en raison d’un accord sur les finalités que contre un fonctionnement bureaucratique. Toutes ces réformes, en effet, tendent à assouplir un fonctionnement bureaucratique. On ne peut donc pas aller contre. On pourrait donc considérer que les solutions organisationnelles proposées aujourd’hui ont notre accord car elles vont dans le sens d’un fonctionnement post-bureaucratique. Mais est-ce vraiment le cas ? Pas sûr selon Norbert Alter : la souplesse et la flexibilité, l’invitation à la réactivité pourraient en donner l’illusion… Pourtant les acteurs ont souvent le sentiment d’être harcelés par un excès de contrôle et de prescriptions. D’autre part il existe un hiatus entre les établissements qui a la base ont davantage pris ce tournant post-bureaucratique que leur hiérarchie.
En reprenant la formulation de Pierre André Taguieff Anne Barrère souligne le risque d’un mouvement qui ne se légitimerait plus par un progrès senti par tous et se limiterait alors à du « bougisme ».
Un autre risque du discours de l’organisation est de recouvrir le travail réel du travail : déni du travail réel, de ce que les changements demandent (cf. Dejours). Beaucoup de prescriptions sont impossibles à réaliser. L’écart se creuse donc entre le discours organisationnel et le réel du travail. Une vision étroite de certaines injonctions institutionnelles peut aussi neutraliser des dynamiques ambiantes. Des formes de travail collaboratif peuvent ainsi être tuées par une certaine vision du travail en équipe.
A partir de ces éléments d’analyse Anne Barrère invite à remettre au centre la question du pourquoi changer en ayant conscience qu’elle peut venir en tension avec tout ce qui est proposé du côté du comment changer.
Il serait en effet regrettable selon elle que la thématique du changement soit confisquée par le mouvement, la réforme organisationnelle, le discours organisationnel.
A une remarque de participante sur le manque d’un « contrat social » autour des questions éducatives Anne Barrère encourage à se positionner du côté des marges de manœuvre offertes par le niveau local plutôt que de regretter un âge d’or durkheimien : « Il faudrait prendre acte du fait que le niveau établissement, depuis la décentralisation, est le lieu de définition des finalités, du sens. L’établissement, au local, est un lieu d’une production de bien commun ».
Et, pour conclure sur les sources de légitimité des chefs d’établissement : « Les CE qui réussissent- nous dit-elle – sont ceux qui arrivent à échanger des types de modernisation contre une extrême écoute et attention au réel du travail. Ceux qui sont en échec font l’économie des justifications des acteurs. »
De la déliaison au lien, du mouvement incessant au temps d’arrêt où l’urgence de l’action est suspendue au bénéfice de la réflexion, du placage des solutions à l’identification distante et raisonnée des problèmes réels : les pistes ouvertes au cours de cette matinée invitaient à ne pas confondre bougisme et changement.
Nicole Priou