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Avoir voix au théâtre

Le théâtre peut être à la fois un moyen de comprendre, de prendre de la distance avec un problème et un support d’expression. Avec le débat théâtral et l’enseignement de l’animation d’un atelier-théâtre, Bernard Grosjean propose d’explorer les deux voies en leur donnant à chaque fois une dimension collective.

Instituteur à 19 ans, il participe rapidement à l’ICEM (Institut coopératif de l’école moderne-Pédagogie Freinet). Il s’intéresse tout aussi tôt au théâtre à l’école. Remplaçant, il l’utilise auprès des classes où il intervient. Il découvre un jour dans une librairie de Metz un ouvrage d’Augusto Boal, metteur en scène et créateur du Théâtre de l’Opprimé. Peu de temps après, l’ICEM annonce dans sa revue un stage de formation animé par le dramaturge brésilien sur le dispositif du théâtre forum qu’il a initié.

Cette formation sera décisive pour le parcours de Bernard Grosjean. Il y rencontre Richard Monod qui lui parle de pédagogie du théâtre et l’incite à s’inscrire à l’Institut d’études théâtrales de l’université Paris III. « J’y suis devenu enseignant et j’enseigne toujours en licence professionnelle l’encadrement d’atelier. » Entre 1981 et 1987, il est engagé dans la troupe de Boal. En 1988, il crée sa première compagnie « Théâtre and co » puis en 1997 « Entrées de jeu » en adaptant la méthode initiale du théâtre forum « pour mieux envisager le théâtre interactif ».

Ses deux activités, directeur d’une compagnie dédiée au débat théâtral et enseignant-formateur dans le domaine du théâtre éducation sont « deux métiers différents pour des techniques qui ne sont pas les mêmes ». Le débat théâtral parle de la réalité, la représente pour « débloquer un sujet de façon participative. Avec le jeu dramatique, on part de la fiction et des textes. »

Pour illustrer la différence, il raconte l’intervention de la troupe « Entrées de jeu » cet été lors du « collège de l’égalité » organisé en Belgique autour de l’égalité à l’école. Le thème de l’intervention était celui de l’évaluation. Les quinze participants à l’atelier ont été invités à parler de situations problématiques d’évaluation puis ils en ont choisi quelques-unes pour les mettre en scène. Ils ont ensuite joué devant l’ensemble des participants aux rencontres. La représentation dure vingt-cinq minutes. Elle est suivie d’une seconde au cours de laquelle le public peut intervenir, en montant sur scène, de façon improvisée, pour contribuer à la résolution des problèmes exposés.

Des publics variés mais concernés

« Dans ma troupe, je travaille avec des comédiens professionnels. Nous jouons toujours devant un public rassemblé pour parler d’un sujet qui le concerne. » La compagnie dispose d’un répertoire large destiné à des publics variés, dans le domaine de l’éducation, de la santé, du lien social, de l’agriculture et au-delà. « Les organismes peuvent choisir dans le répertoire ou nous demander d’écrire sur un sujet donné. Dans ce cas, on fabrique une pièce à partir d’une enquête. »

Cela a été fait, par exemple, sur le sujet des aides-soignantes face aux troubles sexuels des personnes âgées ou encore sur le thème de l’accueil d’enfants avec trouble autistique en centre de loisirs. Des témoignages sont recueillis auprès de personnes concernées. « Les gens verbalisent les problèmes qu’ils rencontrent, expriment des situations. On récolte les sujets pour les mettre en forme théâtralement en rendant compte de leur complexité. » L’empathie est de mise pour éviter la parodie et la stigmatisation. La pièce doit permettre de prendre de la distance avec le sujet en proposant une stylisation avec une certaine légèreté.

Dédramatiser par le théâtre

En dédramatisant les situations du réel par une mise à distance, la parole du public se débloque plus facilement. Les sujets peuvent être dramatiques comme le suicide des agriculteurs. La Mutualité Sociale Agricole a organisé une centaine de représentations sur le malaise lié à ces suicides. « Il y avait à chaque fois plus de 150 personnes avec beaucoup d’agriculteurs. On sentait le besoin de se parler. » Le même besoin a été constaté lors de représentations organisées au niveau de plusieurs cantons à destination de personnes aidantes de malades d’Alzheimer. « Cela permet de sortir de l’isolement, de faire un travail collectif sur un sujet qui paraît individuel. » Dans les deux cas, le débat théâtral a favorisé l’expression et la socialisation, avec un premier temps de représentation puis un deuxième d’interaction « un temps pour faire, un temps pour dire ».

Des interventions sur le thème du harcèlement ou de l’égalité filles-garçons sont fréquemment demandées par les établissements scolaires. Là, les enquêtes sont plutôt indirectes, menées auprès des infirmières ou des conseillers principaux d’éducation, car la parole des élèves est difficile à obtenir directement. « On lit beaucoup, on se renseigne, on s’appuie à la fois sur des témoignages et de la documentation pour comprendre le sujet. » La participation des élèves sera d’autant plus grande si l’intervention se fait dans le cadre d’un projet construit avec une implication des personnels et de l’encadrement de l’établissement. Elle dépend aussi de l’âge des participants. « Avec les classes de 5e, il y a toujours beaucoup de mains levées pour intervenir sur le sujet du harcèlement. »

Jouer collectif

Son approche du théâtre dramatique et de son enseignement est empreinte également d’une attention forte pour le processus collectif. En tant qu’enseignant en licence professionnelle « encadrement d’ateliers de pratique théâtrale » ou comme formateur d’enseignants et d’intervenants culturels, il vise à dépasser les stéréotypes. Par exemple : « le prof de lettres qui dit à ses élèves : on étudie le texte et on le jouera si vous êtes sages. Non, au contraire, on joue le texte pour le comprendre. On privilégie la méthode active. » Il contre « le modèle dominant des cours de théâtre avec celui qui sait, qui va diriger deux ou trois personnes pendant que les autres s’ennuient ». Pour cela, il puise dans la pédagogie active et institutionnelle pour proposer une méthode de travail en groupe avec une activité qui permettra au collectif de progresser ensemble en posant un regard des uns sur les autres.

Pour une classe de vingt-cinq à trente élèves, il préconise la démarche des Petites formes théâtrales avec une répartition des élèves en groupes de cinq. Chaque groupe joue cinq minutes une scène travaillée à partir de l’univers d’un auteur ou autour d’une thématique en explorant ce que le théâtre en a dit. L’organisation se fait par tirage au sort afin de faire tourner les rôles. Le spectacle est joué plusieurs fois pour travailler la relation au public et là encore, progresser collectivement. « On ne vise pas de grandes choses, on vise des petites choses de qualité pour permettre à tout le monde de faire du théâtre une fois dans sa vie et de le faire bien. » Le projet est construit et se déroule dans la durée.

Cette méthode, Bernard Grosjean l’a beaucoup partagée avec les enseignants lors de formations, moins maintenant que les moyens pour la formation continue sont réduits. Il l’a retranscrite aussi dans des ouvrages. L’ancien instituteur, formé à la pédagogie Freinet, instigateur du débat théâtral et enseignant en dramaturgie, semble prôner ainsi une approche essentielle : que le théâtre, quel qu’en soit la forme, soit un moyen partagé pour que la parole de chacun s’exprime, soit écoutée et construise un collectif avec celle des autres.

Monique Royer

Crédit photos : © Alain Lantreibecq


Pour en savoir plus :

Le site de la compagnie Entrées de jeu

Entrer dans le jeu du théâtre forum, par Cécile Blanchard et Jean-Michel Zakhartchouk

 

Les ouvrages écrits ou coécrits par Bernard Grosjean sont publiés par Lansman Éditeur :

Coups de théâtre en classe entière au collège et au lycée, avec Chantal Dulibine, 2018.

Dramaturgies de l’atelier-théâtre. De la mise en jeu à la représentation, 2009.

Dramaturgies de l’atelier-théâtre 2. Au bonheur des petites formes, avec Chantal Dulibine, 2018.


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À l’école du théâtre

Qu’est-ce que les élèves apprennent avec le théâtre, de l’école à l’université, dans toutes les disciplines ? Sans se limiter au théâtre pour lui-même, ni aux liens étroits qu’il entretient avec la langue et la littérature, dans quel but et comment travailler avec le théâtre pour optimiser les apprentissages de tous les élèves ?