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Apprendre à l’école, apprendre l’école. Des risques de construction d’inégalités dès l’école maternelle
L’équipe Escol (Bernard Charlot, Élisabeth Bautier, Jean-Yves Rochex, etc.) s’efforce depuis de nombreuses années de comprendre comment se construisent les inégalités devant la réussite scolaire et montre que la socialisation familiale n’est pas seule en jeu : malgré la bonne volonté des enseignants, les pratiques scolaires dominantes aujourd’hui, non seulement échouent à réduire l’écart entre les élèves de milieu favorisé et les autres, mais contribuent souvent à l’accroître. C’est que les situations pédagogiques proposées dans les classes peuvent induire des malentendus chez les élèves qui n’ont pas déjà acquis certaines habitudes langagières et cognitives, alors que ce serait à l’école de leur apporter cette socialisation scolaire qui leur manque. Les recherches ont d’abord porté sur le collège, l’école, puis le lycée. L’ouvrage publié sous la direction d’Élisabeth Bautier par une équipe comprenant de nombreux praticiens de l’école maternelle présente un intérêt considérable car il s’attache à comprendre comment, à la source, dès le début de la scolarisation, des pratiques courantes à l’école maternelle peuvent produire et entretenir des difficultés chez les enfants de milieu populaire et empêcher leur entrée dans les apprentissages.
Beaucoup d’ouvrages pédagogiques ou didactiques considèrent l’élève en général, sans tenir compte des différences de milieu social. En revanche, É. Bautier, à la suite des travaux du socio-linguiste Bernstein, ne sépare pas l’analyse des pratiques de celle de leurs effets sur des élèves de milieux sociaux différenciés. C’est ainsi qu’on peut mettre au jour des récurrences dans les pratiques des enseignants et dégager les malentendus que provoquent certaines auprès d’enfants de milieu populaire qui ne sont pas de plain-pied avec les exigences de l’école.
É. Bautier en distingue deux. Tout d’abord, identifier les objets d’apprentissage et les enjeux cognitifs des tâches qu’on leur donne à faire n’est pas du tout évident pour certains élèves. Par exemple, si l’enseignant n’y prend pas garde, quand il donne aux élèves de grande section une fiche sur laquelle ils doivent coller dans le bon ordre les différents mots qui composent une phrase donnée en modèle en haut de la feuille, certains enfants ne comprennent pas l’enjeu cognitif de cette activité. Pour eux, l’enjeu est la tâche de bien découper et de bien coller, et pas du tout l’entrée dans l’écrit.
La seconde difficulté concerne la construction de la posture qui permet d’apprendre à l’école : la reconfiguration des objets du monde en objets de connaissance scolaire. Quand il s’agit d’apprendre le principe de fonctionnement du vélo, ou le rôle des nageoires dans la locomotion du poisson, certains élèves peuvent être parasités par la familiarité même de leur vélo ou du poisson rouge de la classe et par leur relation affective avec eux. Ils racontent leur vécu et expriment leurs sentiments et leurs émotions, alors que l’École réclame une mise à distance pour généraliser, abstraire et connaître.
La première partie du livre interroge l’évolution des textes officiels et les représentations que les enseignants ont de la spécificité de la maternelle en insistant sur les « ambiguïtés de certains de ses mythes fondateurs quant aux objectifs qui lui sont assignés et aux moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. » (p. 31) : le mythe de la rupture avec la salle d’asile, le mythe de la spécificité de l’école maternelle comme devant « imiter le plus possible les procédés d’éducation d’une mère intelligente et dévouée », donc des procédés non contraignants, une pédagogie du concret, du jeu, adaptée au développement enfantin, une pédagogie « invisible »…
La pluralité des conceptions de l’école maternelle engendre des ambiguïtés dans les pratiques des enseignants et entraîne chez les élèves un brouillage de ce qu’on fait à l’école. Or, il s’agirait de construire non pas « un cadre pour faire », non pas des situations de routine, mais un cadre scolaire, un « cadre pour apprendre » en aidant les élèves à clarifier l’objet de l’activité et les conditions de sa réussite.
La seconde partie de l’ouvrage détaille ces ambiguïtés et les malentendus qui « risquent de s’installer du fait de la récurrence des formes de travail à la maternelle où le faire et l’apprendre sont confondus » (p. 85) : qu’appelle-t-on pédagogie de l’activité ? S’agit-il d’une activité motrice ou intellectuelle ? S’agit-il de jeux ? L’objectif de l’école n’est pourtant pas de « faire faire », mais de « faire apprendre ». La maternelle doit préparer les élèves à l’accès à l’écrit : mais alors, comment se passer de l’exercice, avec ses apprentissages structurés, sa temporalité et sa progressivité ? Éviter de donner des exercices pour faire progresser ceux qui n’entrent pas spontanément dans les apprentissages, n’est-ce pas finalement prendre son parti des inégalités entre les élèves ?
Quant au choix de « thèmes de vie » ou de photocopies comme supports du travail individuel des élèves, il nuit souvent à la cohérence didactique et à la progressivité des apprentissages. L’élève est seul face à sa fiche, alors que la discussion entre les élèves en travail collectif, dans une logique de confrontation et d’explications, pourrait permettre à chacun de progresser et de réussir. Et ce sont ces échanges qui entraîneront tous les élèves à comprendre et à s’approprier les usages scolaires du langage et ses visées cognitives.
La troisième partie analyse les pratiques dans la classe qui peuvent aider à apporter aux élèves les plus éloignés des attendus scolaires l’étayage nécessaire pour les faire entrer eux aussi dans le plaisir d’apprendre. Bien identifier le savoir en jeu dans l’activité, scolariser les objets pour qu’ils deviennent objets de questionnements et d’études pour les élèves, cibler ses interventions sur le savoir et non sur l’effectuation de la tâche, réajuster, recentrer l’élève sur les savoirs en jeu dans des moments collectifs de discussion, insister sur l’apprentissage comme un processus en cours plutôt que sur des tâches ou des activités motrices que l’on arrête parce que c’est l’heure, tout cela peut permettre à tous les élèves d’apprendre l’école.
Bien sûr, ce livre n’évite pas certaines redites entre les trois parties, certains chapitres reprennent des thèmes voisins et la lecture serait plus aisée si le plan et les titres mettaient mieux en valeur l’essentiel. C’est souvent l’inconvénient d’une écriture collective. Néanmoins le propos est suffisamment passionnant et les exemples d’observations de classes assez convaincants pour que cet ouvrage soit un outil indispensable à tous ceux qui veulent que l’école maternelle joue vraiment un rôle dans la lutte contre l’échec scolaire.
Sylvie Cadolle