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Jean-Pierre Astolfi, un didacticien pédagogue ?

Le regard d’un vieux compagnon de route autour du débat didactique-pédagogie.

Jean-Pierre Astolfi était certes un collègue du département de sciences de l’éducation à Rouen. Je suis arrivé à Rouen en 1992, venant de Strasbourg. Lui devait être là depuis 1990, venant de l’INRP (Institut national de recherche pédagogique). Mais, plus qu’un collègue, c’était un ami. Nous avions beaucoup de considérations intellectuelle et personnelle l’un pour l’autre, ce qui nous a permis d’échanger très souvent et de partager sereinement nos différences. Sans oublier qu’en plus, c’était un complice. Jean-Pierre avait en horreur les aspects administratifs et institutionnels du métier d’enseignant chercheur, même pour les dossiers qui le concernaient personnellement ; mais il faisait confiance et soutenait les initiatives, pour l’enseignement à distance ou pour l’évolution du laboratoire par exemple. Son individualisme, paradoxalement il le mettait au service de ses collègues.

Jean-Pierre est un didacticien des sciences reconnu et même fondateur du domaine. Mais n’oublions pas : c’est un didacticien pédagogue. Il a commencé par enseigner autrement les sciences au collège expérimental de Marly-le-Roi. Puis il est rentré à l’INRP pour piloter des expérimentations pédagogiques de didactique des sciences avec des enseignants de terrain. C’est quand il est devenu professeur de sciences de l’éducation à Rouen qu’il a dû quitter une démarche pédagogique. Et encore ! Ses écrits continuent à tremper dans la pédagogie (en dehors des travaux proprement didactiques). Certes il a été à bonne école, puisqu’il a soutenu le même jour sa thèse et son HDR (habilitation à diriger les recherches) sous la direction de Philippe Meirieu. Mais, au-delà, prenez deux de ses titres : L’école pour apprendre : l’élève face aux savoirs et L’erreur, un outil pour enseigner. Pour le taquiner, je lui disais souvent que lui et quelques didacticiens (des sciences principalement) étaient en train de prendre la place des psychopédagogues, spécialistes de la pédagogie générale. Il récusait aussitôt le terme de « didactique générale », mais il consentait à celui de « didactique comparée ». Ce qui me faisait beaucoup sourire.

Didactique et pédagogie

Nos débats ont souvent porté sur le rapport entre didactique et pédagogie, ce qui n’étonnera pas grand monde (mais ce qui n’intéresse plus grand monde). Il tenait absolument à distinguer la didactique de la pédagogie. Je lui rappelais que les didactiques se sont d’abord nommées « pédagogies spéciales », que les pédagogues se sont toujours saisis de la question des contenus, que les didacticiens se revendiquent du secondaire face aux « pauvres » primaires pédagogues, que la didactique n’est après tout qu’une « pédagogie de la distinction », etc. Mais il tenait bon et finissait par dire que, dans la différence essentielle entre les deux, une perspective historique (la mienne) ne pouvait qu’écraser la perspective analytique (la sienne) et que donc elle ne rendait pas compte de l’évolution et de la spécificité des savoirs. Nous nous sommes beaucoup amusés !

Historiquement en effet, la didactique a relevé de manière nouvelle le flambeau de la révolution scientifique (s’estimant continuatrice de la pédagogie expérimentale), en prétendant combiner le savoir disciplinaire et le savoir sur le savoir-faire. On retrouve bien ici la logique scientifique qui a présidé à l’émergence et à la reconnaissance des sciences de l’éducation. Tout se passe comme si les savoirs « pour » la pratique se voulaient une traduction des savoirs « sur » la pratique, tout en écartant les savoirs « de » la pratique. On assiste ainsi à une substitution de la pédagogie par la didactique, au nom d’une approche plus scientifique. Approche qui va se justifier par de « nouveaux concepts ». Or, en dehors du fait que la didactique tend à recouvrir les termes habituels de la pédagogie, de nouveaux concepts apparaissent continuellement dans un champ sans pour autant que l’on parle de nouvelle science.

Les notions de projet, de contrat, de conflit sociocognitif, de différenciation, d’objectifs ont beau avoir envahi assez récemment la pédagogie, on ne parlera pas pour autant de nouvelle science à son sujet. Et il en est de même pour la didactique, pour transposition, représentation, objectif-obstacle par exemple, ce que Jean-Pierre contestait. Je ne manquais pas malicieusement de lui faire remarquer que les concepts privilégiés par la didactique ont été empruntés à d’autres champs. La transposition didactique vient de la sociologie ; le contrat et la médiation viennent de la philosophie et de la psychologie ; la situation problème de la psychologie cognitive ; la représentation de la psychologie sociale ; la dévolution du droit, etc. Les concepts didactiques ne sont donc nullement spécifiques. Leur éventuelle « supériorité scientifique » est sujette à caution. La question n’est pas là : il s’agit en tout état de cause du processus habituel de dilution-assomption-domination de la pédagogie.

Des débats qu’on aurait aimé poursuivre

Si j’avais à caractériser Jean-Pierre, je dirais peut-être que c’était avant tout un esthète et un honnête homme. Regardez comment il prenait grand soin à s’habiller avec gout. C’était un homme de culture qui voyageait toujours avec des airs d’opéra. Il adorait les voyages et il écumait les sites et les musées de façon systématique. Il goutait la saveur des savoirs artistiques. Je me dis que dans son dernier ouvrage, La saveur des savoirs : Disciplines et plaisir d’apprendre, où il travaille sur la détermination et l’appréhension des concepts clés des disciplines, il cherche à transposer aux sciences le plaisir ressenti face à une œuvre d’art, ce mélange de compréhension, d’émotion et d’illumination qui fait sens et qui donne joie. Un peu moins pédagogue à ce moment-là Jean-Pierre ?

Sans doute, plus proche de la rigueur d’un Johann Friedrich Herbart ou de la quête désespérée de La joie à l’école d’un Georges Snyders. Mais un « honnête homme » dans tous les sens du terme, en tout état de cause. Il me semble que son dernier ouvrage tourne le dos à sa fibre pédagogique initiale, à son ancrage pédagogique des premières années professionnelles. Le risque, me semble-t-il, c’est que cette centration « didactique » sur les savoirs l’amène à vouloir considérer les savoirs, quand ils sont perçus dans leur essence et mis fortement en lumière, comme autosuffisants pour mobiliser les apprentissages. Comme si une sorte d’illumination surgissait et provoquait l’adhésion à apprendre. Mais ne s’agit-il pas là d’une illusion ? La question du sujet qui apprend, de sa motivation n’est-elle pas évacuée trop facilement ? Un peu comme si enseigner des savoirs savoureux dissolvait et résolvait le processus apprendre.

J’aurais beaucoup aimé pouvoir poursuivre cette discussion ensemble. Tristesse.

Jean Houssaye
Professeur émérite en sciences de l’éducation, université de Rouen