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Loin des yeux, près du cœur

Prendre en compte et dépasser les différences, une démarche au cœur des classes d’accueil des élèves allophones où l’hétérogénéité est vécue comme une richesse.

Hugo arrive en CM2 en classe normale et lui, qui est aveugle, intrigue, attire, étonne, suscite les moqueries mais aussi l’intérêt d’une petite fille débrouillarde et solidaire, Aïssata, la Malienne à la peau ébène.

Aïssata est là pour lui expliquer les couleurs, celles du ciel, des arbres et celles qui, sur le corps, sont les mal discriminées. Hugo aura le cœur déchiré quand Aïssata sera expulsée de France ; il pense à elle encore. Mais tout cela, ce n’est qu’une histoire, n’est-ce pas ? Celle que raconte le roman de Thierry Lenain1

Ici, au collège Vaillant, ce n’est pas une Aïssata, mais des Georgiana, des Martinha, des Demeter, des Abderrahim qui sont arrivés sous les filandreux nuages pluvieux de Bordeaux, près des hautes tours des bas quartiers. La plupart devraient rester en France, si tout se déroule favorablement pour leur famille venue travailler ou se réfugier. Comme des milliers d’autres2, ils sont scolarisés en unité pédagogique pour élèves allophones arrivants (UPE2A), mais aussi en classe ordinaire, où ces extraordinaires devront trouver leur place, eux plus migrants que tous, moins francophones que d’autres et dont on ignore tant. Si, avant, c’était leur responsabilité d’enfants de s’intégrer et devenir semblables, désormais c’est à tous de les inclure.

Écrire en braille

L’an dernier, dans l’UPE2A qui n’a pas de programme d’enseignement, le projet fédérateur d’un groupe hétérogène réunissant des élèves de la 6e à la 3e, lecteurs ou non, pensifs et motivés, était basé sur ce roman de jeunesse de Thierry Lenain. L’incipit sensibilisait à la question de la cécité et de l’inclusion dans la société, et c’est ainsi que le travail a été initié autour du braille. De sorte à donner un destinataire aux productions des élèves en même temps que renforcer la cohésion de quartier et améliorer les regards des uns sur les autres, un partenariat s’est établi avec une classe de grande section de l’école maternelle. C’est ainsi que collégiens et écoliers ont lu un album, Les Sept Souris dans le noir,3et que, d’un établissement à l’autre, au cours du mois de novembre, des albums tactiles ont été créés reprenant la même structure narrative, avec des illustrations qui grattent, piquent ou caressent, sous-titrés en braille, grâce à un partenariat avec la bibliothèque municipale. Et les grands de venir offrir et lire leurs histoires aux petits, ravis de faire découvrir à leur tour leurs albums. En janvier, les collégiens lurent le roman, mais s’arrêtèrent avant le dénouement. À eux d’écrire la fin. Imaginer, rêver, débattre et, à l’envers d’une fin qu’ils ignoraient, ils ont écrit leur fin (ou le début) de leur histoire. Peut-être que ces adolescents migrants, bousculés déjà par la vie, avaient envie d’une situation finale conventionnelle : c’est ainsi que Hugo recouvra la vue grâce à une opération et se maria avec Aïssata qu’il aima et avec laquelle il eut, comme il se doit, de nombreux enfants. Toute cette histoire fut adaptée sous forme de synopsis en bande dessinée, avec l’auteur illustrateur Jérôme d’Aviau, en vue de réaliser une vidéo. Toutefois, dans cette perspective, un problème se posait : il n’y avait pas de fille noire dans la classe, alors qui tiendrait le rôle d’Aïssata ? D’autres cas de discriminations ont émergé : une religion mal perçue, une nationalité méprisée, une différence intellectuelle, une langue qui ferait ricaner, quelques rondeurs physiques, une classe sociale distincte, etc. La différence ne manque pas de provoquer les rejets. Il fut décidé qu’Aïssata serait pauvre, et ne pas correspondre au style vestimentaire, aux habitudes culturelles fut jugé bien suffisant pour qu’elle soit marginalisée dans un groupe où elle se trouverait minoritaire.

Un tournage dans la ville

La bande dessinée permit de rédiger les dialogues et de définir les lieux retenus pour le tournage : à travers le collège, de l’administration à la cantine, de la piscine du quartier à la mairie où le jeune Coréen Lee, portant l’écharpe tricolore du maire de ces lieux, célébra un mariage symbolique et, enfin, à l’école maternelle également associée au tournage, où les jeunes mariés vinrent chercher leurs (très) nombreux enfants. C’est ainsi que les élèves allophones évoluèrent dans les différentes sphères de la ville qu’ils s’approprièrent, aux côtés de la caméra de Sébastien Gendron. Pour certains, cette nouvelle entrée dans les impressionnants services administratifs qui scellent parfois l’avenir était forte. La vidéo fut présentée au Théâtre national de Bordeaux, avec une mise en scène décidée par les collégiens, devant les familles, des élèves et des enseignants. Une autre projection eut lieu en classe, de façon plus confidentielle pour les seuls enfants de maternelle, pour lesquels ils avaient aussi préparé une exposition. Et quand, à la fin de l’année, on leur demanda ce qu’ils avaient apprécié le plus, des spectacles, de réaliser un film, de dessiner, d’assister à divers spectacles, de jouer eux-mêmes, d’écrire, etc., entre tout, ce fut d’avoir rencontré les petits et passé de bons moments ensemble. Je ne sais pas si, sans le projet et avec plus d’exercices, ils n’auraient pas acquis davantage de compétences en français ; du moins là, ils en obtinrent plus de souvenirs, d’expériences inédites ainsi que de rencontres humaines. Ce projet a été aussi construit en interdisciplinarité avec les sciences de la vie et de la Terre (pour l’étude de la vue), l’éducation musicale (pour le générique du film) et les mathématiques (pour la représentation du braille et les cases de BD). Le temps renouvèle les projets de citoyenneté, impulsés aussi par les associations locales ; comme Alifs (Association du lien interculturel familial et social) l’année d’avant, l’UPE2A avait réalisé quatre courts métrages adaptant quatre textes poétiques contre le racisme, et avait élaboré un « permis citoyen » soumis à des classes du collège, tandis qu’aujourd’hui, de nouveaux projets voient le jour.

Bouillonnement de projets

Juin 2016. L’année scolaire se termine. Les UPE2A de Bordeaux bouillonnent de projets. Ces mois-ci, des collégiens primo-arrivants ont créé une fresque d’autoportraits calligrammes plurilingues, désormais exposés à la cantine ; ils ont aussi gravé dans un mobilier de bois les expressions de leur choix, dans les langues de leur choix, pour un salon de lecture de plein air situé dans Le jardin de ta sœur (Bordeaux) et on peut lire, entre autres, « Liberté égalité fraternité nous sommes tous libres et égaux », sculpté en lettres capitales par Demi, jeune Géorgien dont la famille déboutée dans sa procédure de demande d’asile logea au gré des hospitalités, en appartement, hôtel, voiture ou extérieur et qui vient, entretemps, d’obtenir un avis favorable pour son séjour. Non loin de là, des écoliers allophones terminent des carnets de voyage élaborés avec les familles plurilingues venues en classe, tandis qu’à l’autre bout de la ville, les enfants ont préparé une représentation théâtre-exposition sur l’« Histoire de nos ailleurs ». Qu’on traverse le pont de pierre, et ce sont des collégiens allophones qui reviennent d’un concert au Rocher de Palmer, où ils ont interprété leurs paroles, avec d’autres adolescents d’un établissement rural : « La liberté ne se voit pas, la liberté ne s’entend pas, et pourtant elle s’est accrochée, tout au bout de mon stylo rouge. » Difficilement, progressivement, les UPE2A, précédemment classes d’accueil, commencent à rompre avec l’isolement où leurs caractéristiques structurelles et leurs spécificités didactiques cantonnaient élèves et enseignants, et arrivent à associer d’autres classes d’ici et d’ailleurs, jusqu’à ce qu’un processus inverse s’opère à Bordeaux et que l’UPE2A devienne un médium, certes modeste, de cohésion sociale, le temps d’une création, comme en atteste le nombre de partenaires impliqués dans ces différents projets qui poursuivent leur réalisation en dehors des murs scolaires. Reste à espérer que les dispositifs des élèves les plus marginalisés, des peu scolarisés antérieurement, des enfants du voyage, aussi, parviennent à sortir du huis clos méconnu et à trouver leur place dans le quartier, en impulsant une dynamique d’échanges respectueux et constructifs.

Catherine Mendonça Dias
Professeure de lettres modernes, MCF en sciences du langage et didactique du FLE-FLS à Paris 3 Sorbonne Nouvelle
Texte paru dans le n° 531, S’embarquer dans les apprentissages, octobre 2016

Notes
  1. Ihierry Lenain, Loin des yeux, près du cœur, éditions Nathan, 1991
  2. uliette Robin, Mustapha Touahir, « Année scolaire 2014-2015 : 52 500 élèves allophones scolarisés dont 15 300 l’étaient déjà l’année précédente », Note d’information n° 35, octobre 2015, DEPP.
  3. Ed Young, Sept souris dans le noir, 1995, Milan.