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Vous avez dit «coéducation»?

Le BOEN (Bulletin officiel de l’Éducation nationale) de 2013 intitulé «Renforcer la coopération entre les parents et l’école» donne aux enseignants un certain nombre de directives qui incitent à considérer le parent comme un interlocuteur éducatif. Si on les regarde de plus près, ces recommandations impliquent un renversement de postures professionnelles, qui ne sont pas faciles à mettre en actes.

En fait, ce BO entérine et approfondit le passage dans l’école publique française d’un modèle cloisonné à un modèle coéducatif dont la construction s’est faite petit à petit, depuis l’avènement des conseils d’école en 1978. Ces deux modèles sont identifiés, le plus souvent implicitement, par les acteurs. D’autres modèles existent également, en vigueur dans d’autres systèmes éducatifs.

Expliciter ces modèles en formation permet de mieux comprendre les transformations nécessaires des gestes professionnels.

Le modèle cloisonné 

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C’est le modèle de l’école « Jules Ferry » dans lequel la famille et l’école sont indépendants. Chacun construit un projet éducatif : le parent pour son enfant, l’enseignant/l’école pour ses élèves. La liberté de chacun est cadrée par les normes et les lois, selon le contexte sociétal. Dans ce modèle, la mission de l’école est prioritairement centrée sur la transmission de connaissances et la formation. Elle revêt pourtant des aspects éducatifs, visant à construire un comportement scolaire propice à la vie collective et aux apprentissages, ainsi qu’à transmettre des valeurs (on pense aux valeurs républicaines et au principe de la laïcité, mais on pourrait envisager d’autres choix politiques ou religieux).

Dans ce modèle, l’école ne cherche pas à collaborer avec la famille. Elle se contente de l’informer du cadre mis en place, des résultats scolaires de l’élève et si besoin de sanctions ou récompenses le concernant. La famille, en retour, devra se plier au cadre en question et donnera à l’école les informations nécessaires à propos de son enfant (santé, gestion des absences, etc.). Dans ce contexte, les valeurs de l’école seront inculquées à l’enfant, s’il le faut envers et contre celles de la famille.

L’enfant dans sa globalité sera l’affaire de la famille, dans le quotidien de chaque étape de sa vie (santé, alimentation, loisirs) comme dans le passage des diverses étapes (de la petite enfance à l’âge adulte). Inversement, seul « l’élève » va concerner l’école, dans une considération de ses apprentissages disciplinaires, de son comportement scolaire et de sa situation dans un temps donné.

Le modèle coéducatif 

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C’est le modèle en vigueur dans l’école publique française actuelle. Dans ce modèle, famille et école restent libres de leur projet pour l’enfant d’un côté, l’élève, de l’autre côté ; toujours dans le cadre des normes et des lois en vigueur. Mais une notion nouvelle d’intérêt de l’enfant implique des modalités de collaboration nécessaires et bénéfiques entre les deux sphères.

C’est ici que la notion de coéducation va se construire, qui va demander aux deux parties de faire des efforts pour se connaître, se comprendre, gérer leurs différences de points de vue. Le cadre des valeurs annoncées ne suffit pas toujours à créer un consensus : l’école va devoir se préoccuper des décalages entre les normes de l’école et celles de la famille afin d’accompagner au mieux l’enfant. Dans ce but, une simple information mutuelle ne sera plus suffisante, et des modalités d’accueil, de dialogue, de participation vont peu à peu s’élaborer. Les enseignants se doivent de mettre en place des dispositifs pour cela et d’inciter les parents à s’y impliquer. Cependant, au-delà d’une obligation de suivi de l’assiduité et des résultats scolaires, le parent reste libre de s’emparer ou pas de ces dispositifs.

Dans ce modèle, l’enfant dans sa globalité et son individualité prend sa place à l’école. Les notions de programme de réussite éducative, d’école inclusive ou d’élève à besoins particuliers  montrent cette volonté de prendre en compte tous les aspects de sa vie et de différencier les réponses. La collectivité territoriale entre aussi en scène : le rythme de vie de l’enfant-élève est pris en compte à travers les PEDT (projets éducatifs de territoire). On y fait le lien entre le temps scolaire et le temps périscolaire, on prend en compte sa santé et une attention est portée aux périodes de transitions (entre maternelle et élémentaire, primaire et collège).

Le modèle cogestionnaire

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C’est le modèle de certaines écoles associatives privées en France, ou des crèches parentales. C’est également un modèle en vigueur dans certaines écoles publiques des pays anglosaxons. Ici, parents et enseignants coconstruisent ou coadhèrent à un projet pédagogique et éducatif scolaire. Dans ce cas, les parents sont partie prenante du fonctionnement de l’école, de son règlement intérieur, etc.

Parfois, ils sont dans un processus de recrutement et/ou d’évaluation des enseignants. Les familles gardent leur liberté d’éducation de leurs enfants, les enseignants gardent une marge de manœuvre dans la mise en place de leurs projets, mais dans un cadre bien défini. Il est alors légitime que les parents développent des exigences de cohérence avec ce cadre, et que les enseignants demandent en retour des modalités d’éducation en accord avec leurs projets et l’implication participative indispensable. En cas de désaccord sur les valeurs ou de non-conformité au projet de départ, un parent comme un enseignant peut être invité à se tourner vers un autre établissement.

Le modèle fusionnel 

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C’est le modèle de certaines communautés (kibboutz, groupes alternatifs…) et celui de l’instruction à domicile. Dans ce modèle, les parents recherchent une hyper cohérence des principes éducatifs : les apprentissages ne sont plus isolés et la vie de l’enfant est considérée comme un tout. La communauté va inclure son école dans sa structure, ou les parents vont faire le choix d’instruire leur enfant sans passer par l’école.

La schématisation des modèles comme outil de formation

Cette schématisation peut permettre de mieux comprendre le prescrit, en le mettant dans une perspective historique. Elle permet d’interpréter le décalage entre les demandes institutionnelles et la pratique réelle ou les attentes des acteurs, du côté des professionnels comme du côté des parents. Elle peut constituer un outil intéressant en formation de professionnels et aussi de parents.

Ci-dessous, deux exemples d’activités en formation.

Première activité : les schémas comme support de débat mouvant autour des réalités vécues et des idéaux. Les schémas sont affichés dans différents lieux de la salle, et les participants se dirigent vers leur choix de réponse, puis discutent avec les autres.
* «Quel est, selon vous et indépendamment du prescrit, le modèle en vigueur dans vos propres pratiques, dans votre établissement?» Cette activité permet la prise de conscience des écarts et des diversités de situations. Elle peut, le cas échéant, montrer la persistance du modèle cloisonné, et c’est l’occasion d’échanges sur les enjeux et transformations induits par le modèle coéducatif.
* «Et quel serait le modèle “idéal” pour chacun?» Cette nouvelle activité permet de controverser sur les avantages et limites de chaque modèle. Certains enseignants ou parents peuvent exprimer une nostalgie du cloisonnement, qui garantissait « l’école sanctuaire ». Au contraire, d’autres rêvent d’une cogestion, qui permet une meilleure cohérence éducative, mais qui implique un choix des familles et un « entresoi », incompatible avec une école publique pour tous. L’école fusionnelle fait rarement des adeptes, mais peut susciter d’intéressants débats sur la notion de cohérence.

Deuxième activité : les schémas comme grille de référence pour l’analyse de situations de tensions. Les participants exposent des cas de tensions vécues dans leurs établissements, et le groupe élabore un lien avec ces modèles.
« Je les reçois pour les informer des difficultés de leur enfant, ils sont dans le déni » se réfère au modèle cloisonné.
« Nous, parents élus, nous ne sommes pas d’accord avec cette action pédagogique » se réfère au modèle cogestionnaire.
« Les parents doivent aller dans notre sens et soutenir les sanctions scolaires de manière inconditionnelle » se réfère au modèle fusionnel
« Cet enfant se couche trop tard : est-ce que je peux en parler aux parents? » ; « je ne comprends rien à cette méthode : est ce que je peux en parler à l’enseignant ? » témoignent de difficultés à déterminer les contours de la responsabilité éducative partagée dans le modèle coéducatif.

Ainsi, un grand nombre de conflits qu’on croit enfermés dans des dimensions interpersonnelles sont en fait issus de références inconscientes à des modélisations divergentes, ou à une difficulté à fixer les limites de la collaboration. Une objectivation et un passage par le modèle prescrit peuvent permettre de prendre du recul, et d’ouvrir des voies de collaboration respectueuses des missions de chacun, avec ses obligations et son espace de liberté.

Catherine Hurtig-Delattre
Enseignante et formatrice
Auteure de La coéducation à l’école, c’est possible! Chronique sociale, 2016