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Astolfi et Bachelard

Jean-Pierre Astolfi défend un triple constructivisme : psychologique (l’enfant construit son savoir), pédagogique (l’enseignant élabore des situations d’apprentissage), épistémologique (le savoir se construit comme réponse à des problèmes). Dans ce triptyque, c’est la dimension épistémologique qui commande les autres. Jean-Pierre Astolfi est un didacticien bachelardien.

La pédagogie constructiviste se place volontiers sous le patronage de Jean Piaget et de Gaston Bachelard, sans voir tout ce qui les distingue. Or, Piaget est un psychologue du développement. Il conçoit l’apprentissage comme un processus continu d’équilibration dans lequel le sujet met en œuvre des schèmes d’actions et de pensée, les confronte au milieu, quitte à en construire de plus performants. Son modèle est prospectif, il s’intéresse à l’avenir de la raison : apprendre, c’est grandir. Au contraire, Bachelard est un épistémologue qui s’inspire de la psychanalyse. Pour lui, nos représentations premières sont l’œuvre de nos préjugés et de nos fantasmes. Elles font obstacle à l’élaboration d’une pensée scientifique. Il faut donc rompre avec elles ou, du moins, les relativiser. Le maitre mot de Piaget est « développement », celui de Bachelard « rectification ». Bachelard s’intéresse au passé de la raison, à ce qui l’empêche de prendre son essor. Pour lui, on nait vieux de tous les préjugés du monde et apprendre, c’est rajeunir.

Quand Bachelard et Piaget traitent de la flottaison des corps, ils n’interprètent pas de la même manière les explications enfantines. Piaget décrit la succession des schèmes explicatifs mobilisés. Les bateaux flottent, parce que c’est leur nature, puis parce qu’ils sont plus lourds, plus forts, et enfin parce que l’eau les repousse. Pour Bachelard, c’est la croyance que les bateaux nagent qui empêche de comprendre le principe d’Archimède. Il faut donc détruire cette conception.

On ne peut donc amalgamer Bachelard et Piaget tant leurs épistémologies sont différentes. Faut-il choisir entre eux ? Jean-Pierre Astolfi penche pour Bachelard : « L’important c’est l’obstacle », aimait-il à dire ! On peut toutefois convoquer Piaget et Bachelard sans les confondre, parce qu’ils éclairent l’erreur de l’élève de deux points de vue complémentaires. Ainsi déculpabilisée, l’erreur n’est plus une faute, mais « un outil pour enseigner ».

L’entrée bachelardienne permet d’organiser des situations problèmes autour d’un objectif obstacle, comme le suggérait Jean-Louis Martinand. Cette idée fécondera bien des travaux didactiques. Elle nourrira également la formation des enseignants tant il est vrai que, comme le remarquait Bachelard, l’enseignant ne comprend pas pourquoi l’élève ne comprend pas. Accéder à l’idée de circulation sanguine exige pourtant de rompre avec une conception plus ou moins spontanée de l’irrigation. De même, saisir le principe de la nutrition des végétaux, c’est accepter, contre les représentations premières, que les gaz soient de la matière, que la matière puisse passer par plusieurs états, qu’un gaz puisse se transformer en bois, que le CO2, nocif pour l’homme, puisse nourrir les plantes, etc.

Le savoir scolaire : un savoir Canada dry

Jean-Pierre Astolfi est bachelardien pour une autre raison qui concerne le statut du savoir. Bachelard ne cesse d’affirmer que tout savoir est la réponse à un problème et qu’on ne sait rien d’un résultat, d’un concept, d’une théorie scientifique tant qu’on ne peut refaire le chemin de pensée qui va du problème à la solution. C’est ce qui distingue le « savoir que » du « savoir pourquoi ». Je peux savoir que la Terre est ronde sans connaitre les arguments qui le démontrent. Je peux savoir qu’il y a des saisons, sans connaitre les causes du phénomène. Voilà pourquoi on peut transmettre des vérités sans qu’il s’agisse pour autant d’un enseignement scientifique. Car le plus important dans la pensée scientifique, dit Bachelard, c’est de savoir poser et construire un problème. L’enseignement scientifique doit donc donner le sens du problème. Comprendre la théorie de la gravitation de Newton, c’est comprendre à quel problème elle s’efforce de répondre, comment elle construit ce problème à sa manière propre (qui n’est pas celle des cartésiens qui n’admettent pas l’action à distance), quels problèmes elle permet de résoudre une fois construite, et même quels problèmes elle pose aux scientifiques qui la questionneront après coup, comme Einstein par exemple.

Or le savoir scolaire, remarque Astolfi, se présente tout à fait autrement. Il est propositionnel. Il exprime le vrai dans une proposition ou une série de propositions : des constats, des résultats, des formules mathématiques garantis sans relation aucune à des problèmes, sinon peut-être des problèmes d’application. Ces propositions sont des sortes d’ovnis qui traversent le tableau noir, à plus ou moins grande vitesse (c’est « l’effet TGV ») et dont on peut se demander d’où ils viennent, où ils vont et à quoi ils peuvent bien servir. On accuse souvent le savoir scolaire d’être trop théorique, mais pour J.-P. Astolfi, il n’est en réalité ni pratique ni théorique. En effet, théorique ou pratique, un savoir véritable est un outil, une réponse à un problème, qui permet de résoudre d’autres problèmes. Or le savoir scolaire, propositionnel, ne « travaille pas », n’est que faiblement transférable hors de la classe. Ce n’est qu’un pseudo-savoir, un savoir « Canada Dry ».

Le constat est sévère, mais, au-delà de la critique, il permet à J.-P. Astolfi de poser les principes d’un enseignement véritablement scientifique, comme le souhaitait Bachelard, fondé sur le sens du problème et centré sur les concepts fondamentaux d’une discipline, ceux qu’on ne peut atteindre qu’en rompant avec les représentations du sens commun qui font obstacle.

L’amour des disciplines

Si J.-P. Astolfi est bachelardien, c’est enfin parce qu’il donne la priorité au conceptuel sur le cognitif. Le cognitif, c’est le fonctionnement de base de notre intelligence avec ses schèmes et ses opérations de catégorisation, d’induction, de déduction. Mais le développement mental qu’étudient les psychologues est un univers « sans concepts ni disciplines ». C’est pourquoi l’éducation cognitive échoue quand elle ignore les connaissances propres à chaque domaine. On ne peut réinvestir directement l’apprentissage des opérations logiques dans les disciplines scolaires ou les métiers. Bien entendu, il y a une relation dialectique entre le cognitif et le conceptuel. Il faut une grande faculté d’abstraction pour élaborer ou même comprendre Newton, par exemple. Inversement, le progrès des disciplines comme les mathématiques, la physique ou la biologie permet de sophistiquer le raisonnement. « C’est la science qui éduque la raison », disait Bachelard.

Pour J.-P. Astolfi, la bonne entrée dans les apprentissages se fait par le conceptuel, par les disciplines, leurs concepts et leurs méthodes. Contre les chantres de l’interdisciplinarité à tous crins, il fait l’éloge des disciplines à la suite de Bachelard ou de Canguilhem. Ce qui caractérise une discipline n’est pas son objet. Plusieurs disciplines abordent le même objet : le temps, l’espace ou l’homme. Une discipline se caractérise par une manière de questionner le monde. C’est, comme le disait Bachelard, une « région épistémologique », un tissu de problèmes, de concepts associés à des méthodes d’investigation et à des résultats empiriques. Or, l’apprentissage d’une discipline (la physique, la biologie, etc.) discipline l’esprit. Donner aux élèves le gout de sa discipline, c’est restituer au savoir sa saveur, ce qui est la véritable motivation. L’interdisciplinarité viendra, en plus, si le problème l’exige.

J.-P. Astolfi a contribué à renouveler la didactique des sciences en la situant résolument dans le prolongement de la Formation de l’esprit scientifique de Bachelard.

Michel Fabre
Professeur émérite en sciences de l’éducation, université de Nantes