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Anne Anglès : « Les élèves sont convaincus de se tromper »

Un film, Les Héritiers, réalisé à partir d’un scénario coécrit par la réalisatrice Marie-Castille Mention-Schaar et Ahmed Dramé, ancien élève d’un lycée de Créteil. Et voilà qu’Anne Anglès, sa professeure d’histoire-géographie devenue Anne Guégen sous les traits d’Ariane Ascaride, passe de radio en télévision à la sortie du film. Rencontre avec une enseignante non résignée, soucieuse de « réenchanter le métier ».

Vos souvenirs d’élèves sont de bons souvenirs ?

Mon paradis perdu : l’école maternelle. Le coin des poupées, le coin de l’eau, l’odeur de la peinture, les déguisements en papier crépon. L’apprentissage par le jeu. À l’époque, il n’était question ni de compétences ni d’apprentissage de la lecture ou de l’écriture. On ne détectait pas les futurs délinquants décrocheurs.

Je n’ai pratiquement pas fait de CP ; j’ai été malade toute l’année et j’ai appris à lire plus ou moins toute seule, entre deux poussées de fièvre, parce que je m’ennuyais et parce que j’aimais les histoires. En CE1, j’étais moins malade et décidée à en profiter. Monsieur Roy faisait encore des cours de morale à partir d’histoires et d’images édifiantes. J’ai eu beaucoup de copains cette année-là et je suis souvent allée au piquet. J’ai eu D en discipline, un souvenir cuisant !

J’ai repris gout à l’école à partir de la 1re littéraire. Même les maths sont devenues amusantes. J’ai enfin fait ce que j’aimais avec passion. Je suis devenue très bonne élève. Mais il a fallu combattre : hors le bac C, point de salut !

Beaucoup d’élèves souffrent à l’école aujourd’hui : ils n’y trouvent pas leur place, n’y développent pas le gout d’apprendre. Les enseignants y ont-ils leur part de responsabilité ?

J’observe cette souffrance des élèves. Leurs journées sont interminables. C’est un public captif. Je ne les vois vivre intensément qu’à la récré. Et nos évènements festifs sont sans surprise : en juin, nos classes frisent le coma hyperglycémique et l’overdose cinématographique devant des fragments de films.

C’est quoi apprendre ? Mes élèves de 2de prennent le crayon à papier pour les exercices. Ils effacent avant même de savoir si leur réponse est valide. Ils sont convaincus de se tromper. Nous ne laissons pas de place à l’erreur.

Chaque professeur prépare son petit contrôle, son petit cours dans son petit coin. Nous travaillons portes fermées, infantilisés par la visite d’un inspecteur ou d’un collègue. On devrait mutualiser toutes les expériences qui marchent, ouvrir nos portes.

Le problème de fond, c’est la représentation qui est la nôtre de ce qu’est enseigner. Comment supporter que des collègues disent à leurs élèves qu’ils seront payés à la fin du mois quoi qu’il arrive ? En face d’eux, il y a des jeunes qui ont droit à la connaissance. Mais pour la transmettre, il faut se donner un peu de mal, y mettre un peu de passion, ne pas choisir ce métier pour les quinze ou dix-huit heures hebdomadaires et les vacances scolaires.

On a souvent le sentiment que les enseignants se sentent empêchés (par les textes, les inspecteurs, les examens, les parents, etc.) de prendre les initiatives utiles pour améliorer l’existant.

Celle que vous avez prise (et qui a inspiré Les Héritiers) est un contrexemple. Les enseignants ne se saisissent pas suffisamment des marges de manœuvre disponibles ?

Les premières barrières viennent des freins que nous nous mettons. On peut travailler en s’amusant. On peut varier les situations de cours. Les projets pédagogiques transdisciplinaires, interdisciplinaires créent des dynamiques extrêmement positives. L’enseignant s’expose et doit travailler deux fois plus, mais ça crée de l’énergie. Il y a des concours, classes à PAC (projet artistique et culturel), institutions, des associations, des documentalistes, des médiateurs culturels, des artistes qui ne demandent qu’à travailler avec les scolaires.

Je ne crois pas que les inspecteurs soient des obstacles, pas ceux que j’ai rencontrés. Je les vois plutôt comme des forces de proposition. Sortons de la situation infantilisante dans laquelle nous nous mettons vis-à-vis de notre hiérarchie. Hors classes d’examen, la liberté pédagogique est dans les blancs des textes officiels. À nous de les repérer et de nous en saisir.

La nouvelle génération d’enseignants vous fait-elle espérer en l’avenir de l’école ?

Je ne sais pas si je peux parler de « la » nouvelle génération. J’ai des stagiaires bons et moins bons. Je vois de tout au Capes interne. Ce que je constate, c’est que la culture générale et scientifique de cette nouvelle génération d’enseignants est parfois très fragile, ce qui pose la question de l’exemplarité. Mais je vois aussi des jeunes gens très enthousiastes. Ils travaillent dur, se posent les bonnes questions, se remettent en cause. Ils communiquent bien avec leurs élèves. Ils m’apprennent beaucoup.

Au bout du compte, êtes-vous heureuse dans ce métier ?

Ce qui est difficile dans notre métier, c’est qu’on est professeur toute sa carrière. Il faut parvenir à réenchanter périodiquement le métier. C’est un peu ce qui est arrivé avec Les Héritiers. Un sacré cadeau d’élève ! Ce film parle en fait d’une année scolaire très sombre. Je crois que j’ai survécu grâce à mes élèves, à leurs lacunes, à leurs difficultés, mais aussi à la confiance qu’ils me faisaient. Au-delà de la fatigue, de l’usure et de la répétition, nous avons une chance extraordinaire en faisant ce métier.

Anne Anglès
Enseignante d’histoire-géographie
Propos recueillis par Nicole Priou

article paru dans notre n°524, le pari de collectif, coordonné par Nicole Priou, novembre 2015.

C’est une évidence, nous travaillons tous en équipe : dans l’établissement, autour d’une classe, pour un projet, sur un cas particulier d’élève… Hors du collectif, point de salut ! Est-ce si sûr ?

https://librairie.cahiers-pedagogiques.com/revue/587-le-pari-du-collectif.html