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De la politique et des SES

Les débats autour de la finalité des SES alimentent des oppositions sur les contenus des programmes à enseigner et les méthodes pédagogiques à utiliser. Nombreux sont ceux à défendre une vision politique des SES. En tant qu’enseignantes de SES, nous nous inscrivons en faux avec une telle conception de notre discipline et souhaitons revenir sur les propos de Jean-Yves Mas parus en juin 2016 dans le numéro n° 530 des Cahiers pédagogiques.

Cet article nous semble révélateur de la période actuelle. Tout en s’opposant aux préconisations du patronat, Jean-Yves Mas propose au final une conception des SES qui s’inscrit dans une même logique : une perspective politique. Les conceptions politiques étant différentes, Jean-Yves Mas ne propose pas de «faire aimer» l’entreprise, mais les SES sont considérées comme devant être au service d’une certaine conception du bien. A l’opposé, nous pensons que le rôle de l’école n’est pas de convaincre les élèves que telle ou telle conception politique est la bonne. Le but de l’école doit être de fournir aux élèves les outils intellectuels leur permettant d’élaborer un point de vue autonome et éclairé.

Une formation politique des élèves ?

Jean-Yves Mas affirme que la formation du citoyen est l’une des principales finalités de l’enseignement des SES. Dans cette optique, la mission des enseignants de SES serait de « faire aimer la démocratie à de futurs citoyens, dans le contexte actuel, marqué par une crise politique, économique et éthique des sociétés démocratiques, se révèle une mission délicate ». Les SES devraient «encourager la participation et l’engagement » en « sensibilisant les futurs citoyens aux problématiques économiques, sociales et politique des sociétés contemporaines».

Si la formation de citoyens capables de distanciation et d’analyse est une nécessité pour le fonctionnement de nos démocraties et représente un des enjeux majeurs de notre système éducatif, il convient de rappeler qu’elle n’est pas propre à notre discipline scolaire. Chaque enseignant, de par les savoirs et les modes de raisonnement qu’il transmet aux élèves, participe à cette formation. Légitimer l’enseignement des SES et en proposer une réforme sur la base d’une finalité qui est celle du système éducatif dans son ensemble nous semble de ce fait peu pertinent.

Cette réflexion sur le rôle de l’école dans la formation de citoyens éclairés et dotés d’un esprit critique pose la question des moyens permettant d’y parvenir. Rejoignant Condorcet[[Dans son ouvrage intitulé Cinq mémoires sur l’instruction publique, Condorcet écrit : «L’éducation (…) embrasse toutes les opinions politiques, morales ou religieuse. Or la liberté de ces opinions ne serait plus qu’illusoire, si la société s’emparait des générations naissantes pour leur dicter ce qu’elles doivent croire.»]], nous pensons que cette formation doit passer par un apprentissage conceptuel solide et rigoureux permettant de donner aux élèves les connaissances et les capacités de raisonnement nécessaires pour participer aux débats de société. Les enseignants ne doivent pas avoir comme «mission» de dire ce qu’il faut penser ou «aimer», comme le laisse entendre Jean-Yves Mas, mais transmettre des savoirs et des capacités d’analyse et de synthèse.

Ne pas imposer des valeurs

Comment former un citoyen capable d’esprit critique en lui imposant les valeurs qu’il est nécessaire «d’aimer» ? Et sur quelle base choisir les valeurs que le système scolaire doit valoriser ? Il existe dans nos sociétés une pluralité des conceptions du Bien. Sur quelle base légitimer la valorisation d’une morale particulière ? Le parti politique au pouvoir va-t-il imposer à tous sa conception du bien et envoyer des commissaires politiques pour vérifier que les enseignants diffusent bien la bonne parole ? Les programmes vont-ils devoir changer à chaque changement de majorité ?

Plutôt que d’enseigner des doctrines, nous rappelons que c’est en permettant au plus grand nombre d’accéder aux savoirs savants que l’on forme des citoyens et cela passe prioritairement par les disciplines scolaires qui structurent le système éducatif. Cette conception est d’ailleurs celle défendue dans le préambule des programmes de 2010 : « l’enseignement des sciences économiques et sociales dans le cycle terminal se fixe trois objectifs essentiels : […] contribuer à leur formation citoyenne grâce à la maîtrise de connaissances qui favorise la participation au débat public sur les grands enjeux économiques, sociaux et politiques ».

Pas un projet politique

L’enseignement des SES n’est pas et ne doit pas être un projet politique dont le but est d’apprendre aux élèves certaines valeurs (l’égalité, la lutte contre le communautarisme, etc.). Si ces thèmes peuvent faire l’objet d’une réflexion à la lumière des savoirs produits par les sciences sociales, il ne faut pas les confondre avec une morale à enseigner.

Les SES correspondent à une construction institutionnelle qui a été établie en faisant appel à des savoirs empruntés à plusieurs disciplines scientifiques (sociologie, science économique et science politique). C’est ce qui fonde sa légitimité. Cela implique de former les élèves aux règles de la démarche et du débat scientifique, ce que préconise le préambule des programmes actuels : « partant de ces acquis scientifiques, l’enseignement des sciences économiques et sociales au lycée vise à former les élèves à une posture intellectuelle, celle du rationalisme critique et de la vigilance épistémologique ».

Les méthodes actives, paradigme pédagogique de l’enseignement des SES ?

Le texte de Jean-Yves Mas fait également référence à un débat important : celui de la question des pratiques pédagogiques. Conformément aux instructions officielles initiales du « projet fondateur » des SES, il s’inscrit dans le courant des « pédagogies novatrices » visant à promouvoir le développement des méthodes actives. Celles-ci renvoient à un ensemble de procédés dont l’objectif est de mettre en activité les élèves en favorisant leur autonomie. Dans cette optique, favoriser la participation des élèves pour les « motiver » devient un objectif central. C’est ce que révèlent les études de Jérôme Deauvieau[[http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article30]] : « l’idée selon laquelle un bon enseignement de Sciences économiques et sociales doit se construire sur une participation active des élèves est restée une sorte de recommandation pédagogique officielle ». Si les méthodes actives se réclament d’un idéal de démocratisation de l’accès aux savoirs, des travaux ont montré les limites de ces pratiques.

En effet, Jérôme Deauvieau explique que « Ces méthodes d’enseignement conduisent à un affaiblissement des pratiques “explicites” de l’enseignement au profit d’une pédagogie plus “invisible”. Un enseignement peu “explicite” dans lequel les objectifs ne sont pas clairement définis laisse à la charge de l’élève “d’entendre ce qui n’est pas suggéré” ». Comme l’explique Stéphane Bonnéry : « Sans cette conscience du savoir à construire qu’il faut garder en tête dans chacune des activités […], le risque est grand pour l’élève non initié à ces “évidences” scolaires, comme nos observations de classes le montrent, de passer à côté de ce qui fait l’essentiel de la leçon et qui sera évalué ». Ces pédagogies invisibles induites par les méthodes actives sont également sources de malentendus dans les apprentissages. Lorsque les élèves n’identifient pas les enjeux de la séquence, il peut y avoir un décalage entre le dispositif que l’enseignant croit avoir mis en place par l’intermédiaire de son discours pédagogique et ce que l’élève interprète. C’est ce qu’expliquent Elisabeth Bautier et Patrick Rayou lorsqu’ils écrivent « tous les élèves n’attribuent pas à la tâche proposée la même visée que l’enseignant, sans que cette différence entre les élèves soit toujours visible dans la production réalisée ».

Enfin, si la participation des élèves est importante, il ne faut pas oublier qu’elle ne doit pas être recherchée pour elle-même car elle ne garantit pas que les conditions de l’apprentissage soient créées : «Si les élèves rendus « actifs » sont d’évidence bien enrôlés dans la séquence pédagogique et gratifient l’enseignant dont le cours se passe bien, rien ne dit qu’ils soient en train de construire les compétences visées pour eux. […] La présence d’une motivation apparente est peu prédictive des apprentissages réels.»

D’un point de vue didactique, l’injonction visant à « motiver » les élèves en partant de thèmes susceptibles de les intéresser pour leur permettre « d’apprendre » nous semble peu pertinente. Cela nous invite à réfléchir sur les situations qui créent les conditions de l’apprentissage. Il faut rappeler que le savoir est toujours une réponse à un problème. Comme l’expliquent Jean-Pierre Astolfi, Eliane Darot, Yvette Ginsburger-Vogel et Jacques Toussaint, « le rôle du maître est plutôt d’amener les élèves à assumer intellectuellement un problème qui, au départ, leur est extérieur, afin qu’ils prennent en charge les moyens conceptuels de sa résolution ». Pour ce faire, il faut partir de situations problèmes ou de paradoxe comme le recommande le préambule du programme. Cela permet de saisir les représentations sociales des élèves qui, dans de nombreux cas, peuvent s’avérer un obstacle aux apprentissages. Cette démarche permet d’éveiller la curiosité des élèves qui vont chercher à comprendre pourquoi leur représentation du monde est erronée et crée ainsi les conditions d’un apprentissage efficace. Ces travaux didactiques écartent les notions de « motivation » ou de « participation active » comme moyen d’apprentissage puisque celles-ci découlent des situations permettant de créer les conditions d’apprentissage. C’est dans cette optique que nous nous opposons aux méthodes actives défendues par Jean-Yves Mas.

Au total, le texte de Jean-Yves Mas se situe dans le prolongement de ce qui peut être appelé « la doxa des SES » qui fait de la pédagogie inductive la pierre angulaire de l’enseignement des SES. Face à cette tradition, nous proposons de prendre en compte les travaux en sciences de l’éducation qui remettent en cause les pédagogies invisibles et les réflexions sur la didactique des SES. Former les élèves à des savoirs rigoureux et ambitieux fondés sur les acquis de la science économique, de la sociologie et de la science politique, respecter la neutralité axiologique, favoriser l’autonomie intellectuelle dans le cadre d’apprentissages explicitement mis en œuvre, nous semble être l’optique dans laquelle l’enseignement des SES doit être assuré. Les actuels programmes se situent dans cette perspective. Ils peuvent être actualisés et amendés, mais l’esprit qui les anime, tant sur le plan scientifique que sur le plan didactique, doit être conservé.

Marion Navarro
Enseignante de SES dans l’académie de Lyon

Margaux Osenda
Enseignante de SES dans l’académie d’Orléans Tours et membre de l’APSES

Bibliographie

  • Supports pédagogiques et inégalités scolaires, sous la direction de Stéphane Bonnéry, La Dispute, collection « L’enjeu scolaire », 2015.
  • Patrick Rayou et Elisabeth Bautier, Les inégalités d’apprentissages, programmes, pratiques et malentendus scolaires, PUF, collection « Education et société », 2013.
  • Jean-Pierre Astolfi, Eliane Darot, Yvette Ginsburger-Vogel et Jacques Toussaint, Mots clés de la didactique des sciences, éd De Boeck, collection « Pratiques pédagogiques », 2008.

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