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Vers un décrochage enseignant ?

Lors de sa conférence de presse de rentrée, le ministre de l’Éducation nationale, Pap Ndiaye, a évoqué « un contexte de tensions inédites pour le recrutement des professeurs », « un problème structurel » qui « nécessite des réponses structurelles ». Mais de quoi parle-t-on vraiment ?

Le déplacement des concours d’enseignement de la première à la deuxième année de master permettrait d’expliquer en partie, selon le ministre, le manque d’enseignants et d’enseignantes de cette rentrée scolaire. En effet, jusqu’alors, les jeunes professeurs stagiaires étaient affectés dans des classes en « observation et pratique accompagnée », en parallèle de leur formation dans les Inspé (instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation) lors de leur première année de master. La mise en place de la réforme cette année a provoqué une absence sur le terrain de ce vivier d’enseignants. Ces raisons structurelles, couplées à un besoin de revalorisation salariale de la profession, expliqueraient ce déficit.

Face à cela, le président de la République a annoncé dans une lettre aux professeurs et aux personnels de l’éducation nationale en septembre 2022 une hausse des salaires. Dans un premier temps, celui des nouveaux entrants dans le métier ne devrait pas se situer en dessous de 2 000 euros net à partir de 2023, et celui des personnes enseignantes déjà en poste devrait augmenter également. Mais ces mesures salariales seront-elles suffisantes pour contrer la crise actuelle ?

Un phénomène mondial

La crise du recrutement de personnels enseignants en France n’est pas une manifestation isolée. C’est un phénomène mondial, qui ressemble plutôt à un symptôme de « décrochage » plus large, marqué par un taux de démission important pour la profession1.

Les raisons psychosociales évoquées pour l’expliquer relèvent de trois types de facteurs. Le premier est lié aux tâches enseignantes, telles que la gestion de classes difficiles ou la lourde charge administrative. Le deuxième concerne les caractéristiques émotionnelles ou psychologiques des personnes, comme le perfectionnisme ou l’incapacité à décrocher mentalement du travail. Enfin, le dernier met en exergue la place de l’environnement social, notamment à travers les relations que les enseignants peuvent avoir avec les autres acteurs de l’école.

Jusqu’ici plutôt préservée par rapport à d’autres pays, la France connait ces dernières années une augmentation des démissions des enseignants (et notamment des novices), déjà soulignée dans un rapport de la DEPP (direction de l’Évaluation, de la Prospective et de la Performance) en 2016. Ces démissions sont complétées par d’autres formes d’échappatoire, telles que la mise en disponibilité ou le détachement dans d’autres corps de la fonction publique. Mais ce phénomène de décrochage a également des répercussions sur celles et ceux qui ne peuvent démissionner et doivent faire le deuil de l’idéal du métier. Les statisticiens Sylvaine Jégo et Clément Guillo font ainsi le constat qu’en France les enseignants, notamment dans le premier degré, sont plus exposés aux risques psychosociaux que d’autres salariés2.

Le décrochage silencieux

Au-delà, des chercheuses et chercheurs en éducation évoquent un malaise enseignant pour évoquer ce qui se joue de l’intérieur. Ce malaise ou plutôt ces « malaises enseignants » ont été décryptés par la sociologue Anne Barrère3. Cette dernière se fait l’écho d’enseignants qui décrivent la diversité des conditions de travail et des contextes d’enseignement comme décisive dans leur vécu. Certains évoquent par exemple l’inflation du travail administratif, l’augmentation des réunions ou des tâches hors enseignement. D’autres mentionnent également la relation aux élèves parfois vécue comme difficile, ainsi que celle entre pairs.

Le chercheur français en sciences de l’éducation Séraphin Alava montre également, dans son étude sur le décrochage enseignant, comment s’opèrent des « phénomènes de retrait progressif »4. Ces derniers sont dus aux nombreuses prescriptions, concernant notamment les élèves décrocheurs, à l’évolution du public scolaire, ou encore à la diversité des rôles et tâches imposés au personnel, qui ont complexifié et rendu plus difficile la profession. Ces phénomènes vécus en classe s’actualisent alors parfois par un empêchement à agir, source de malêtre des enseignants.

Le décrochage professionnel, quelle que soit sa forme, émerge comme « un mode de réponse active à des changements ou des fragilisations des conditions de vie et de relation professionnelle »5. Ce dernier est corrélé au niveau de stress professionnel et laisse entrevoir une évolution du métier qui nécessite, au-delà des dimensions structurelles, de questionner le bienêtre en éducation.

Peggy Neville
Médiatrice scientifique, équipe Veille et analyses de l’IFE-ENS Lyon

Notes
  1. Thierry Karsenti, Simon Collin et Gabriel Dumouchel, « Le décrochage enseignant : état des connaissances », International Review of Education vol. 59, no 5, octobre 2013, p. 549-568.
  2. Voir « Les enseignants face aux risques psychosociaux », Éducation & formations, DEPP, 2016, https://bit.ly/3zzsatx.
  3. Anne Barrère, Au cœur des malaises enseignants, Armand Colin, 2017.
  4. Séraphin Alava, « L’enseignant face à la difficulté de la classe : capacité à agir et décrochage enseignant », Questions vives n° 25, 2016, https://journals.openedition.org/questionsvives/1942.
  5. Ibid., p. 16.