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Une journée fasciste. Célestin et Élise Freinet, pédagogues et militants

Laurence de Cock, Agone, 2022

Mieux vaut accrocher sa ceinture avant d’ouvrir la première page de cet ouvrage qui commence très fort. Aucun suspens sur ce qui offre un titre à l’ouvrage : Laurence de Cock nous fait d’emblée le récit d’une scène rocambolesque, en lieu et place d’une cour d’école qui marque la frontière entre deux mondes que tout oppose. Traces d’archives à l’appui – à lire à la loupe – les focales historiques nous font vaciller en permanence, nous poussent à nous interroger, voire à nous positionner : Célestin était-il d’abord animé par ses idées ou par la reconnaissance de sa personne ? Élise, loyale et fidèle en toutes circonstances, est-elle dans son ombre ou a-t-on minimisé son influence ? La hiérarchie, à tous les étages, est-elle lâche ou courageuse, admirative ou juste opportuniste ? Qu’est-ce qui serait d’un autre temps ou n’aurait, finalement, pas vraiment changé ? Difficile de faire ici une liste exhaustive des dilemmes qu’engagent cette lecture, tant ils sont riches et nombreux. Laurence De Cock nous laisse savamment le soin de les résoudre en dernier ressort, non sans nous avoir livré quelques clés.

Parce que les allers-retours historiques sont parfois déconcertants, il est vivement conseillé de s’imprégner de la logique des chapitres. Le premier relate l’évènement clef qui problématise la réflexion ; on comprend jusqu’où Freinet est prêt à en découdre pour défendre ses positions. Le contexte politique et institutionnel est exposé dans le chapitre suivant, permettant au lecteur de mieux apprécier ce qui a pu ainsi pousser les Freinet dans leurs retranchements. Les troisième et quatrième chapitres montrent comment des militants pédagogiques rebondissent dans un contexte qui leur est défavorable, en acceptant d’en rabattre sur leur attachement à l’école publique.

Les dimensions pédagogiques s’ouvrent véritablement à partir du cinquième chapitre. La dimension axiologique, politique même, prégnante jusqu’ici, se tisse aux mises en œuvre. Il n’est donc pas question de lâcher ce prisme, qui constitue le moteur de l’ouvrage, mais on peut enfin entrer véritablement dans l’école, interroger autant que comprendre la complexité des relations, de l’organisation des espaces et du temps scolaire, des dispositifs, tout en restant en tension avec le vaste contexte planté dans les premiers chapitres. Le chapitre qui suit est consacré aux dix années qui précèdent la guerre.

Avec l’arrivée au pouvoir du front populaire, le contexte politique devient favorable aux pédagogues de l’éducation nouvelle et contribue à l’essor des idées des Freinet. Mais, des idées aux changements de pratiques, il y a un gouffre… et il est souvent bien difficile d’accepter l’inertie des actes quand les mots sont dits et écrits, que tout semble aligné pour un changement : les instructions officielles de 1923 puis de 1938 semblent être faites sur mesure pour les Freinet et ce qu’ils portent ; Jean Zay s’implique directement pour expliciter une part de l’esprit du texte à travers l’exemple emblématique des « activités dirigées », les pratiques potentielles telles que les célèbres techniques sont exposées « concrètement » à travers l’école de Vence ; Freinet est même placé sur un piédestal par les plus hauts responsables hiérarchiques… Malgré la conjugaison de tous ces éléments, l’école reste très largement « traditionnelle ». Loin de s’essouffler, les Freinet poursuivent leur ascension mais les évènements politiques, et la guerre en particulier, les stoppent net.

Laurence de Cock nous livre ensuite la trame de l’enfermement de Célestin, de mars 1940 à novembre 1941, ainsi que des éléments intimes de sa correspondance avec Élise. À sa sortie, lâché par le parti quand il est soupçonné de proximité avec le régime de Vichy, Célestin Freinet n’en perd pas son aura pédagogique. L’épilogue lève le peu d’implicite qu’il restait sur les analogies entre ces éléments biographiques et la situation que nous observons, vivons, et pour certains subissons aujourd’hui.

On appréciera, à la fin de l’ouvrage, une bibliographie fort bien renseignée et, ce qui se fait rare, un index général centré sur les auteurs, les lieux et les institutions. On pourra regretter néanmoins le peu de place aux entrées thématiques, pédagogiques en particulier. Voici un livre dont on ne sort pas indemne, qui remue, comme on dit ! D’abord parce qu’il est bien difficile de rester indifférent à de tels parcours de vie, au service des autres en toutes circonstances. Ensuite, parce que les Freinet nous sont présentés humains, sans triche sur leurs aspérités. Célestin, en particulier n’est parfois pas ménagé par le regard de Laurence De Cock. Enfin parce que celle-ci adopte un ton et un style qu’on lui connait, direct et assumé, sans perdre pour autant la rigueur méthodologique de l’historienne. Merci à elle, car en évoquant les Freinet près d’un siècle plus tard, elle réussit le pari peu banal de renvoyer chacun d’entre nous à sa part d’implication et de responsabilité !

Grégory Delboé