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Trous de mémoires et histoire trouée

Nicolas Juncker, Trous de mémoires, couleurs de Juliette Laude, Le Lombard, 2025

L’articulation entre l’histoire et la mémoire est non seulement un thème au programme du lycée, en spécialité HGGSP, mais aussi le sujet de la bande dessinée Trous de mémoires, de Nicolas Juncker, qui met en scène la création fictive d’un musée sur la colonisation française en Algérie. L’occasion, peut-être, d’en faire un objet d’étude pour les élèves et les étudiants en histoire ?

En quatrième de couverture de ce grand et bel album, sur un fond jaune qui annonce déjà tout le soleil méditerranéen illuminant cette histoire pas très claire, un petit dessin représente un cube en trois dimensions, dont les trois faces aux couleurs différentes sont percées chacune d’un trou géométrique. À côté sont posées trois pièces qui ont les formes et tailles des trois trous. Le trou de la face bleu est rond, la pièce ronde est blanche ; le trou de la face rouge est triangulaire, la pièce triangulaire est bleue ; le trou de la face blanche est carré, la pièce carrée est rouge.

Pour réaliser l’emboitement, il faudrait accepter le principe du mélange. Rien ne dit que c’est impossible, mais on pressent que ce ne sera pas si simple. C’est toute l’histoire que nous conte Trous de mémoires.

Des trous qui débordent

L’histoire se passe à Maquerol, petite ville qui n’existe pas (d’aucuns diraient « un trou perdu ») mais évoque bien des villes de Provence, à l’occasion de la mort d’un photographe de presse qui n’existe pas mais évoque bien des photographes de presse. Un ministre de la Culture qui n’existe pas (mais…) lance le projet de la création d’un musée Poaillat dédié à l’œuvre de ce photographe, en Algérie, dans sa villa, façon villa Arpel (qui n’existe pas) de Jacques Tati1, où il a vécu avec sa femme, Jacqueline, archétype de la bourgeoise qui a conservé, malgré l’usure du temps, son profil et ses tenues façon Jackie Kennedy.

Les trois autres personnages principaux sont tout aussi archétypaux dans leurs tentatives de quadrature du cercle que constitue la création du musée. Le maire de la ville, qui tutoie le ministre, espère devenir député grâce au projet « Maquerol, terre de réconciliation » ; l’architecte plasticien de renommée internationale qui aime le golf (l’art du trou), qui veut « transcender l’œuvre de Gérard » en perçant des trous dans la villa et dont la première apparition en contreplongée sur un ciel blanc dit tout de l’estime qu’il a de lui-même ; et Stéphanie Delbeille-Violette, historienne agrégée et normalienne nommée « commissaire scientifique du mémorial », titre dans lequel le mot « scientifique » est, pour elle, synonyme de « travail de l’historien ».

Il faut accepter la caricature des genres au service de la critique du pouvoir : les deux hommes sont prétentieux et magouilleurs, les deux femmes émotives et obstinées. La veuve, le maire et le plasticien voient chacun le projet de leur seul point de vue. L’historienne s’en sort mieux aux yeux du lecteur que je suis, parce que ses colères sont moins capricieuses et plus justifiées par le sens du projet, parce qu’elle accepte des compromis, et surtout parce qu’elle rencontre et écoute.

Mémoires partiales

Et puis, il y a les autres.

Les groupes de pression (associations algérianistes et partis d’extrême droite) qui couvrent la ville de graffitis haineux et envoient au maire un petit cercueil avec un personnage Playmobil© arborant l’écharpe tricolore.

Les médias, très présents dans l’album (La Provence, Var-matin, Valeurs actuelles, France 3, France Inter, Le Parisien, Le Figaro, Libération, Le Monde, etc. des titres qui, eux, existent) apparaissent comme des amplificateurs et parfois des entrepreneurs des polémiques.

« Les petits, les obscurs, les sans-grades » (selon l’expression d’Edmond Rostand) qui témoignent auprès de l’historienne : enfants de pieds-noirs, de harkis, petit-fils de militant du FLN, du Parti communiste algérien, appelés, ancien parachutiste, etc. Chacun avec ses bonnes raisons de ne pas vouloir du musée, avec son regard sur le passé marqué par son présent. Chacun parle face au lecteur dans quelques cases monochromes où ils sont enfermés et dont le puzzle ne se reconstitue pas de lui-même.

Et enfin, les témoins muets : personnages du passé dont les photos sont recueillies par la documentaliste de la mairie pour contextualiser les photos de l’artiste – dont on ne voit que très peu d’évocations – dont des portraits de femmes qui évoquent les tableaux d’Étienne Dinet2 ou les photographies de Pierre Bourdieu3. Tout cela, finalement, montre plutôt la société maquerolaise du XXIe siècle que l’Algérie du XXe ou du XIXe. Voilà ce qui devrait constituer le matériau principal de musée, s’il voit le jour…

Cette foule de personnages, dans sa cacophonie, dit l’affrontement des témoignages, des récits reconstitués, des mémoires, des histoires dont, décidément, les « trous de mémoire » débordent. Elle transpose dans la fiction, comme le signale la postface de l’historien Tramor Quemeneur, l’histoire de l’échec du projet de Musée de la France et de l’Algérie à Montpellier, dont Jean-Robert Henry, qui en avait été le président du conseil scientifique, a retracé l’aventure dans un grand article4.

Un outil pour enseigner l’histoire

Croiser la lecture de cet album et l’article de l’historien-acteur est un exercice riche tant pour des étudiants en histoire que pour des élèves de terminale. Cette articulation entre histoire et mémoire fait en effet l’objet de l’un des thèmes du programme de la spécialité Histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques de la voie générale5.

Les recommandations suggèrent de placer les définitions d’histoire et de mémoire en introduction de chapitre. Un tel choix conduit à faire de la lecture de l’album une illustration de la diversité des mémoires, ou, dans une démarche déductive, à retrouver dans l’album des éléments qui correspondent aux définitions de l’histoire et des mémoires dans leur pluralité.

L’avantage de cette approche est qu’elle permet tout à la fois de comprendre les définitions et de disposer d’un cadre d’interprétation de l’histoire racontée par l’album. J’y trouve toutefois un inconvénient : pour que cela fonctionne, il faut que les définitions soient forgées au préalable. Elles reposeront, inévitablement sur une opposition entre l’histoire vue comme « une science avec une méthodologie : le but de l’histoire est de produire un récit du passé qui se veut objectif et impartial » (selon la « fiche Eduscol » et, dans l’album, selon les déclarations de l’historienne à son arrivée à Maquerol) et la mémoire « une conception affective, subjective et personnelle du passé » (toujours selon Eduscol).

Histoire, mémoires et commémoration

Or, cette opposition ne rend pas totalement compte de la complexité des relations entre une histoire qui prend en compte la mémoire dont elle fait un matériau et un objet de réflexion (comme le fait Ivan Jablonka par exemple6) ni du rapport entre histoire, mémoires et commémoration, qui relève de jeux d’acteurs, de jeux d’échelles (nationale, locale, etc.) et finalement de jeux politiques (comme le montrent à la fois l’album et l’analyse de Jean-Robert Henry).

Faire des définitions l’aboutissement d’une analyse des situations dans l’album serait sans doute préférable. Il faudrait alors concevoir toute la séquence comme une enquête7 autour des « trous de mémoires » que l’on pourrait concevoir comme une recherche des « bonnes raisons d’agir » des différents personnages (individus et collectifs) et dans laquelle la recherche de définition des concepts serait un fil directeur.

Une telle approche supposerait du temps, une collecte importante de ressources et obligerait à accepter le risque de l’incertitude, du caractère provisoire et lacunaire (troué) du savoir historique, ce qui n’exclut pas l’exigence du réel, le risque et la nécessité de l’association d’éléments de couleurs différentes…

Yannick Mével
Professeur d’histoire-géographie-EMC et formateur d’enseignants honoraire

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Sur notre librairie

n°546

Notes
  1. Jacques Tati, Mon oncle, 1958.
  2. François Pouillon, Etienne Dinet peintre en islam, éditions Frantz Fanon, 2021.
  3. Pierre Bourdieu, Images d’Algérie, une affinité élective, Actes Sud, 2003.
  4. Jean-Robert Henry, « L’histoire aux prises avec les mémoires. L’exemple du musée avorté de Montpellier sur l’histoire de la France et de l’Algérie », L’Année du Maghreb͕ n° 19, CNRS Éditions, 2018.
  5. https://eduscol.education.fr/document/38909/download.
  6. Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Le Seuil, 2014.
  7. Sylvain Doussot, Didactique de l’histoire. Outils et pratiques de l’enquête historienne en classe, Presses universitaires de Rennes, 2011.