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Reculade ? Avancée ? Ne pas attendre pour agir
On attendait quelques annonces significatives de l’avancée des travaux sur le métier d’enseignant. L’une des mesures envisagées, portant sur les conditions d’exercice des enseignants de classes préparatoires a été aussitôt suivie d’une tempête de réactions. Vincent Peillon a fait savoir que les discussions sur ce sujet n’étaient pas « mûres ». Reculade ?
« Peut-on faire preuve d’équité sans remettre en question certains avantages ? » écrit Philippe Watrelot dans son bloc-notes du 15 décembre… Oui, peut-on refonder si on ne touche pas à l’existant, si à chaque mesure envisagée le Ministère transige suite aux lobbyings divers ? Au bout du compte que restera-t-il de l’ambition initiale de refonder l’école, de repenser le métier ?
On pourrait donc avoir de bonnes raisons de virer au pessimisme et craindre comme Bourdieu que l’univers des possibles ne soit « fermé par les choix déjà accomplis par le passé[[Bourdieu, P., (2012), Sur l’État, Paris, Seuil, cours du 15 février 1990.]] ». Mais on peut aussi se centrer sur la responsabilité individuelle et collective de chaque acteur, là où personne ne fera à sa place ce que lui ou elle ne fait pas.
Instruire et éduquer
Si on n’oublie pas que la triple mission de l’école a toujours été d’instruire, d’éduquer, de socialiser, il faut admettre que toutes les manières de faire ne sont pas équivalentes et ne produisent pas les mêmes effets : l’école chinoise peut être performante dans ses résultats et répréhensible sur le type de citoyens qu’elle forme sur le modèle unique de l’obéissance. Et quels que soient les lieux on gagnerait à se rappeler ce que Philippe Perrenoud écrivait en 1994 : « Si un jeune sort de l’école obligatoire persuadé que les filles, les noirs ou les musulmans sont des catégories inférieures, peu importe qu’il sache la grammaire, l’algèbre ou une langue étrangère. L’école aura raté son coup dramatiquement parce qu’aucun des enseignants qui auraient pu intervenir à divers stades du cursus n’aura considéré que c’était prioritaire[[Dix nouvelles compétences pour enseigner, ESF 1999, page 142.]] ». Alors ne serait-il pas plus fécond de chercher à éduquer en instruisant, à instruire en éduquant, d’interroger la façon dont nous le faisons, non dans l’idéal, mais au quotidien ?
Individuel et collectif
Il est de bon ton de dénoncer l’individualisme des enseignants. En oubliant, un peu rapidement parfois, que c’est bien l’institution, de par son organisation, qui a contribué à installer cette habitude d’un travail solitaire contraint par le morcellement des tâches et l’émiettement du temps. Et si la prescription du travail en équipe se fait de plus en plus pressante, encore faudrait-il qu’il soit rendu possible par une organisation tout autre, qui passe par un recalibrage du temps de travail intégrant ces temps collectifs. D’ailleurs, peu à peu, ils cessent, dans de nombreux établissements, d’être vécus comme des pensums ; on les sent nécessaires pour tout projet, pour tout changement, et ils contribuent au plaisir de travailler. Alors pourquoi ne pas s’autoriser, quand on sait que c’est la condition de l’amélioration du travail de tous, élèves et enseignants, à instituer ces temps de concertation, d’échanges, de mutualisations, comme indissolubles du travail ordinaire ? Et que le collectif ne soit plus vécu par personne comme une menace mais comme une ressource ?
Concepteur ou exécutant ?
C’est encore Perrenoud[[http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1996/1996_16.html]] qui en 1996 considère, face au risque de prolétarisation du métier, que les enseignants professionnels, individuellement ou en groupe, devraient être « des leaders innovateurs, capables de s’améliorer eux-mêmes, d’analyser leurs propres actions, d’identifier les besoins des élèves et d’y réagir, enfin, d’évaluer le résultat de leurs interventions. » Mais l’un des freins à une réelle professionnalisation du métier – bien analysé par Jean-Pierre Astolfi[[L’erreur, un outil pour enseigner, ESF 1997.]] – consiste en « une certaine façon de le vivre en se défendant d’être responsable de ce qui se passe, en projetant tout sur les conditions externes, matérielles et institutionnelles », ce qui « interdit d’y prendre part comme acteur majeur et vivant ». Et ajoutait-il « l’excès d’attribution externe ne fait qu’exprimer une forme d’angoisse face au métier et traduit les tentatives, même maladroites et discutables, pour s’en protéger ».
S’éloigner de la tentation systématique de voir en l’autre – qu’il soit collègue, élève, parent, inspecteur, ministre… – un empêcheur et prendre l’option de s’autoriser à des initiatives et d’assumer ses responsabilités, peut changer en profondeur le rapport qu’on entretient au métier : aux programmes, aux contenus, à la hiérarchie. Ne serait-il donc pas plus utile de travailler, seul et en équipe, à se faire suffisamment confiance pour avancer, et à se vivre, modestement et sereinement comme des professionnels « suffisamment bons » ?
Temps contraint et temps choisi
L’argument du temps est l’un de ceux qui est le plus souvent invoqué comme obstacle à tout changement. Prendre le temps de s’arrêter sur une difficulté rencontrée par les élèves ? Oui mais : le programme ? Travailler entre collègues à croiser nos observations ou élaborer des stratégies communes ? Oui mais on n’a pas les mêmes emplois du temps… Rencontrer les parents ? On ne va pas y passer tous nos samedis ! Le poids des découpages hebdomadaires hérité des habitudes est tel qu’il peut neutraliser les tentatives d’imaginer d’autres scenarios. Rappelons-nous pourtant, comme le disait Aniko Husti[[http://www.youtube.com/watch?v=lrDkojzJXdc&hd=1]], que le temps est une matière souple. En travaillant à un projet ramassé sur quelques semaines, les élèves peuvent en apprendre plus qu’avec le goutte à goutte hebdomadaire. Rien ne nous interdit d’être inventifs et de faire sauter quelques cloisons.
Edgar Morin[[Dans le chapitre V du rapport UNESCO de 1999 sur « Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur ».]] invite à « être réaliste au sens complexe », à « savoir qu’il y a du possible encore invisible dans le réel ». Nous avons, individuellement et collectivement, à prendre une option : se laisser décourager par « la fermeture des possibles » ou faire advenir le possible encore invisible. Se hace camino al andar : le chemin se fait en marchant.
Nicole Priou