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Qui a peur de la pédagogie ?

La rentrée scolaire est un bon moment pour publier des livres sur l’école. Aussi avons-nous vu des éditeurs sortir plusieurs publications sur le sujet. Le Monde a rendu compte, sous forme d’entretiens croisés, de deux d’entre eux [[Jaffro L., Rauzy J.-B., L’école désuvrée, la nouvelle querelle scolaire, Paris, Flammarion, 1999.]] sous le titre pompeux :  » Rentrée : le débat sur la démocratisation de l’enseignement « . Encadré en milieu de page cette citation :  » Nous sommes d’accord pour dire que le retour à  » l’école de papa  » n’est pas possible. Mais la fuite en avant, c’est-à-dire encore plus de pédagogie, non plus « . Diable, serait-ce là le point d’accord entre les protagonistes ?

Pédagogie théorique ?

À ma droite deux universitaires, philosophes.

Nos compères dénoncent l’introduction massive de  » la pédagogie théorique « . Je dois avouer n’avoir jamais rencontré de  » pédagogie théorique « . Il m’avait semblé jusqu’à présent qu’il s’agit plutôt d’un ensemble de pratiques qui puisent éventuellement leurs références dans des savoirs théoriques. Tous les enseignants le savent, du matin au soir, ils bricolent, ajustent.

Tout le mal viendrait de la différenciation dont nous apprenons qu’elle est la doctrine officielle des IUFM. Tiens donc ? Est-il possible d’ignorer superbement (ou de feindre d’ignorer) que s’il existe de la variété en matière de références c’est bien dans les IUFM ? Des personnes malveillantes pourraient même dire qu’il y existe une extraordinaire cacophonie, puissamment orchestrée par les corporatismes qui y sont représentés et par les intérêts divergents des partenaires de la validation finale, à travers la diversité des cultures des formateurs et les dispositifs variés de formation. J’ai même entendu soupirer quelques stagiaires (de mauvais esprits sûrement) après un peu de convergence dans les messages pédagogiques dont ils sont les destinataires…

Mérite

Il faut réhabiliter la notion de mérite. Comme çà, sans rire, nos deux philosophes balaient un siècle de savoirs théoriques : nous savons que l’apprentissage n’est (hélas) pas affaire de morale ; qu’on peut être vertueux et parfaitement ignorant ; qu’on peut être intelligent, méritant et cependant échouer à l’école ; que les pratiques culturelles familiales ne sont pas étrangères à la réussite scolaire et au développement de certaines formes d’intelligence, même si les mécanismes en jeu peuvent s’interpréter différemment [[C’est désormais officiel : l’INSERM nous l’affirme, en anglais et avec toute la science que possède ce grand institut :  » Le génie n’est pas génétique  » (Télérama du 4 au 10 septembre, pages 8 à 10). Un demi-siècle après Wallon et les premiers travaux de Zazzo, il fallait au moins tout le poids du célèbre institut pour tordre le cou à des  » travaux  » comme ceux de Cyril Burt, dont on savait déjà dans les années soixante qu’ils n’étaient que de tristes bidonnages, ou à ceux de Herrnstein et Murray, principalement destinés à conforter, à partir du traitement tendancieux des statistiques, les thèses racistes en vogue aux USA. Merci à Axel Kahn (Le Monde du 2 mai 1988) et à Catherine Vidal (Le Monde du 3 septembre 1999), de rappeler après François Jacob que, si l’homme est programmé par ses gènes, il est d’abord programmé pour apprendre (Le jeu des possibles, Paris, Fayard, 1981). C’est une autre histoire, bien sûr, mais si l’entretien se garde bien d’aborder la question, on devine que se profile derrière tout cela celle de la nature de l’intelligence : si elle est innée il n’y a qu’à trier en fonction du mérite, si elle est acquise, il n’y a qu’à créer un milieu propice Dans l’un et l’autre cas, nul besoin de pédagogie (C.Q.F.D.).]].

 » Les enseignants que l’on forme dans les IUFM n’apprennent plus les savoir-faire élémentaires « . Quels sont les savoir-faire élémentaires en question ? Ne serait-ce pas par hasard ce que des esprits vulgaires appellent  » pédagogie  » ?

Tout ceci ne serait qu’une farce si les deux contradicteurs étaient convaincants (connaissant leur action au sein de l’éducation, je le souhaitais très fort).

Modernité

À ma gauche un historien, ancien recteur, et à ma droite un polytechnicien, ancien directeur au ministère de l’Éducation nationale.

Évoquent-ils l’hétérogénéité des élèves (qui soit dit en passant est un pléonasme : peut-il y avoir dans les apprentissages deux personnes exactement semblables alors que dans tous les autres domaines, le caractère unique de chaque personne est communément admis) qu’aussitôt ils bottent en touche. La réponse serait dans l’autonomie des établissements et la possibilité pour leurs chefs d’utiliser plus librement les moyens !

Les finalités qu’ils assignent à l’école relèvent du grand écart :  » transmettre un patrimoine, se plaçant ainsi positivement dans une approche conservatrice et prendre en compte la modernité « . Quel beau sujet de bac on pourrait faire à partir de cette question :  » Qu’est-ce que la modernité ? « .

Je ne relèverai pas la perfidie qui consiste à affirmer que les universitaires ne se sont jamais préoccupés de ce que pourrait être un enseignement de masse au lycée (écoute-t-on ceux qui s’y intéressent ? Les choix politiques n’obéissent-ils pas à d’autres raisons ?), pour attirer l’attention du lecteur sur l’invocation de  » la didactique des disciplines « . Car voilà un refrain connu : l’une, la didactique, serait porteuse de sérieux et pour tout dire de scientificité, l’autre, la pédagogie, serait  » vide « ,  » aux contours flous  » [[La pédagogie pour les commodités de la démonstration est assimilée par les deux auteurs, dans leur réponse, aux sciences de l’éducation. Pour mesurer l’enjeu de tout ceci, il faut se reporter au Figaro du 1er septembre qui, suite au rapport de l’IGAEN, réclame à grands cris la suppression de l’INRP.]]. Si les découpages des domaines universitaires conduisent à distinguer la pédagogie et les didactiques (car il en a autant que de domaines d’enseignement), les opposer n’a aucun sens car il n’existe pas de pédagogie sans didactique, ni de didactique sans pédagogie.

J’ai le regret de dire que l’on se moque

Les stagiaires avec lesquels les formateurs travaillent depuis la création des MAFPEN et des IUFM posent des problèmes qui sont en général formulés de façon très pratique (ils les appellent souvent  » concrets « ) :  » J’aimerais que mes élèves apprennent plus efficacement leurs leçons « ,  » J’ai un problème avec cette classe « ,  » Je ne sais pas comment faire avec cet élève « ,  » Comment évaluer correctement l’oral ?  » etc.

À ces problèmes pratiques, ils entendent que soient apportées des réponses pratiques :  » Si je veux aider mes élèves à apprendre leurs leçons, je peux « ,  » Lorsque X commence à être impertinent, je peux essayer de « ,  » Je vais passer une sorte de contrat avec cette classe « ,  » Évaluer l’oral suppose une organisation particulière de la classe  » Pour mener à bien des actions pertinentes, il vaut mieux, bien sûr, s’appuyer sur des savoirs, connaître par exemple comment fonctionne la mémoire, tenir compte de ce qu’on sait sur la coopération intellectuelle entre enfants.

Nos philosophes feignent d’oublier que  » la pédagogie différenciée  » n’est pas sortie tout armée du cerveau enfiévré d’un théoricien, qu’elle résulte de la mise en forme de tâtonnements empiriques et de la prise en considération (j’allais dire au sérieux) de savoirs produits par l’université justement.

Il n’y a pas de  » savoir-faire  » élémentaires dans les métiers de l’enseignement et de l’éducation. Il n’en existe que de complexes.

L’âge d’or de la réussite au mérite n’a jamais existé, pas plus que la  » modernité  » d’ailleurs, qui est relative et sans cesse dépassée [[Au dix-septième siècle déjà, on pouvait se penser comme moderne.]].

Sauf à nier la réalité, les praticiens n’ont pas d’autres moyens de survivre que de changer leur façon d’enseigner, simplement parce que le monde autour d’eux change. Évoluer n’est déjà pas si simple, ne pourrait-on cesser de jeter de l’huile sur le feu ?

Comment dites-vous ?  » Ils sont devenus fous  » ?

Françoise Clerc