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Quelles exigences ?

Je discute avec la mère de Djamel pour faire le bilan de son fils en fin de premier trimestre de 6e. Elle est consternée, il n’avait, dit-elle la voix étranglée, aucun problème en primaire, quinze en français, certes son enseignant le trouvait un peu paresseux, mais elle ne soupçonnait pas les grandes difficultés que je lui expose et qui justifient une proposition d’orientation en Segpa. Un peu plus tard, cette même dame, pleine de confiance dans l’école, me confie qu’elle a parlé autour d’elle à d’autres parents et que tous sont étonnés devant les activités menées en français cette année. L’an passé, il ne faisait jamais de rédaction ou de travail sur des textes, mais seulement des exercices de conjugaison, des règles à réciter, etc. Elle ajoute qu’elle trouve justement ce que nous faisons cette année très intéressant et très utile, mais elle comprend mal ce manque de cohérence sur deux ans d’enseignement.

Récitation et application ?

Marie, en 4e, s’étonne de sa moyenne, plutôt basse en français (en fait, une note basée sur la validation de plusieurs compétences tout le long du trimestre). Elle avait une très bonne moyenne l’an passé. En travaillant mieux, d’ailleurs, Marie a progressé et a commencé à comprendre le sens d’un travail où il s’agit aussi d’écrire une lettre d’un héros de Balzac ou de composer des poèmes lyriques imitant d’autres textes, etc. J’ai une vague intuition que, l’an passé, Marie écrivait peu et recopiait beaucoup les leçons qu’il fallait ensuite réciter d’une manière ou d’une autre, au milieu d’exercices d’application récompensant les élèves sérieux, comme elle.

Ces deux anecdotes, parmi bien d’autres, sont pour moi révélatrices de la très grande diversité des demandes faites aux élèves dans des collèges populaires comme l’est celui où j’exerce. On pourrait citer aussi le grand écart concernant les devoirs à la maison, inexistants dans certaines classes, présents, mais sous des formes très différentes, chez des enseignants qui comme moi pensent qu’ils sont indispensables, mais dépendent de leur contenu, de la préparation dont ils ont bénéficié, de l’accompagnement qui est proposé, etc.

Ceci me conduit à quelques réflexions sur les exigences nécessaires dans des collèges de type Zep (zone d’éducation prioritaire), et surtout ce que doit être cette exigence, très concrètement, et où l’on verra l’extrême bêtise de ceux qui prétendent que les partisans de plus de pédagogie seraient partisans de moins de savoirs.

On connait sans doute mon engagement fort en faveur du socle commun. Mais celui-ci ne doit en aucun cas plaider en faveur d’apprentissages que Claude Lelièvre appelle «rudimentaires», en opposition aux savoirs «élémentaires» qui «donnent les éléments» pour aller plus loin. En réalité, nous sommes confrontés à un défi, celui d’éviter deux dérives, souvent signalées par les analystes des pratiques en Zep.

Première dérive : négliger la question de ces éléments et ne pas bien gérer la rareté du temps d’enseignement. La maitrise d’une lecture courante, la capacité à trouver des informations simples dans un texte et dans un temps raisonnable, la pratique d’un écrit fonctionnel permettant au moins de se faire comprendre, autant de compétences essentielles sur lesquelles il faut porter l’accent. Ce qui ne nous indique en rien la question du «comment faire». S’il faut faire apprendre par cœur certaines règles, faire acquérir certains automatismes, les voies pour y parvenir sont multiples et variées. Il est vrai cependant qu’on peut pratiquer la fuite en avant en se lançant sans réflexion dans des projets pouvant être chronophages, dans des activités incessantes qui empêchent alors un enseignement structuré et contourner ainsi l’acquisition de ces fondements qui permettent ensuite de rebondir et de poursuivre les apprentissages. C’est ainsi que lancer les élèves dans une écriture longue et créative, activité que je pratique fréquemment, ne doit pas dispenser de travailler de manière plus ciblée, plus intensive, en visant un «texte bref correct», comme l’énonce la compétence «maitrise de la langue du socle commun».

Seconde dérive, inverse de la première : renoncer aux activités culturelles, aux projets, au profit d’apprentissages mécaniques, ce qui est à la fois néfaste et inefficace. Le défi est bien de concilier les deux tâches : faire acquérir des outils qui évitent de réfléchir et faire réfléchir pour acquérir connaissances et compétences de plus haut niveau.

Court et long terme

Le problème est que souvent, lorsqu’on tombe dans cette seconde dérive, comme on le voit dans les exemples cités plus haut, on peut, dans un premier temps, se donner l’illusion et, plus grave, donner l’illusion que «ça marche bien», que la réussite est au rendez-vous. Certains de mes élèves se mettent à réclamer des dictées ou des leçons consistant à passer une bonne partie du temps à copier au tableau le cours du professeur. Les consignes plus complexes, les questions de lecture dans lesquelles il faut justifier son point de vue, les réécritures en utilisant des procédés rhétoriques étudiés dans des textes, tout cela est «trop difficile», «on ne comprend pas». La tentation est forte de sacrifier le long terme, la longue émergence de davantage de compréhension, au court terme qui va satisfaire nombre d’élèves, et nombre de parents. D’ailleurs, on trouve dans la littérature antipédagogique l’idée que les exercices traditionnels «plaisent», que des élèves en redemandent. Ce qui est parfois vrai, certes. Mais les élèves plébiscitent aussi les projets, les cours où ils sont plus actifs et sont fiers de réalisations qui leur ont couté de la peine. Ne sont-ils pas en fait partagés entre un certain conformisme commode et un désir d’autre chose, exigeant et déstabilisant ?

Exigence, de quoi parle-t-on ?

Bien sûr qu’il faut être exigeant en Zep. Tout le monde semble d’accord. Mais quel contenu met-on derrière ce mot ?

Pour certains, avec «ces élèves-là» et au nom des sacrosaints «repères», on va se battre pour des copies sans ratures, avec la marge à trois carreaux et non quatre, des cahiers impeccables dans lesquels il n’est pas permis de confondre «encadrer» et «souligner».

Pour d’autres, l’exigence ne doit pas être formelle, mais intellectuelle. Bien plus important est de mettre des guillemets pour signaler que telle phrase est une citation, car il s’agit là d’une attribution de sources. Dans toute demande précise faite aux élèves, se poser la question : est-ce bien utile ? Est-ce que ça ne détourne pas l’attention de l’essentiel ?

Pour certains, l’exigence concerne surtout l’acte d’enseigner. Puisque les élèves de Zep ont droit à tous les savoirs, à la «plus haute culture», enseignons-leur le pluriel de noms composés, les subtilités de l’histoire égyptienne qu’il est honteux d’avoir écartées des programmes de 6e, ou encore des listes interminables de verbes irréguliers en anglais.

Pour d’autres (devinez où je me situe !), l’exigence est celle de l’apprentissage. Ce qui compte, c’est ce que les élèves ont appris, et durablement appris. Et là on retrouve la logique du socle commun, qui est bien celui des apprentissages et non des savoirs enseignés. Cette logique implique des hiérarchisations, des définitions de niveaux d’exigence raisonnables et certainement une différenciation entre l’excellence et l’exigence plus basique. Ce n’est pas rabaisser les savoirs, c’est au contraire les prendre au sérieux, en refusant les slogans chics sur la «culture élitaire pour tous».

Bien entendu, il ne faut pas pour autant se laisser enfermer dans une logique binaire : tout l’un ou tout l’autre. C’est ainsi qu’il faut aussi rassurer les élèves en leur proposant des activités bien cadrées et plus proches d’habitudes scolaires traditionnelles. L’aventure de la conquête de l’autonomie intellectuelle a besoin d’être contrebalancée par des moments dits de structuration ou de pédagogie explicite. Le problème est que, bien souvent, l’appel à l’explicitation que l’on trouve chez certains chercheurs, qui semblent pourfendre les conceptions de l’éducation nouvelle
nous parait bien ambigu. D’accord s’il s’agit bien de ne pas se lancer dans un activisme dont le sens échappe aux élèves, pas d’accord si cela signifie le renoncement à une mise en activité cadrée et réfléchie, seule possibilité pour les élèves de s’approprier ce qui doit être appris, pas d’accord s’il ne s’agit que de mettre des habits neufs au bon vieux cours magistral sous couvert de «clarté cognitive» et de soumission à une didactique à prétention scientifique qui exclurait le pragmatisme pédagogique et les conditions concrètes de l’enseignement.

Eh oui, le socle commun !

Au fond, entrer pleinement dans une approche par compétences dans le cadre du socle commun nous permet de dépasser les incohérences et les hésitations entre des cours qui échappent aux élèves parce que passant par-dessus leurs possibilités et leur demandant trop en matière de mémorisation, d’enregistrement d’informations et trop peu en activité et en réappropriation personnelle, et des activités trop faciles, trop mécaniques, ersatz d’un vrai apprentissage et dangereuses par les illusions qu’elles véhiculent. Définir des compétences claires, avec des critères précis mène à des pratiques organisées où l’on conjugue l’intérêt du projet, du développement de l’autonomie, l’implication de l’élève avec une centration sur des objectifs clairs et la visée d’une mobilisation structurée de ressources par l’élève, qui peuvent être à certains moments des leçons ou des exercices plus mécaniques d’entrainement. On est encore loin du compte avec les formulations actuelles du livret de compétences. Mais il y a là une voie à suivre qui éviterait ces hiatus signalés plus haut.

Un levier de changement

Lorsque les Zep ont été lancées, les militants pédagogiques, dont je suis, plaidaient pour qu’elles soient des laboratoires d’innovation, ce qu’elles ont été en partie. La prise en compte véritable du socle commun dans les Zep, afin de clarifier ce qu’on attend des élèves et ce qu’on attend des enseignants en matière d’apprentissage, doit là encore être un exemple destiné à inspirer tout le système scolaire. Non pas un domaine réservé, qui alors ferait du socle ce que ses adversaires lui reprochent : une ghettoïsation, un pauvre savoir pour les pauvres, mais bien un levier de changement qui concerne tous les élèves, tous étant concernés par ces questions de niveau d’exigence, d’articulation entre transmission de savoirs et mise en activité pédagogique, de culture commune de base et d’éléments permettant la poursuite de l’apprentissage tout au long de la vie.

Jean-Michel Zakhartchouk
Professeur au collège Jean-Jacques-Rousseau à Creil (Oise)