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Livre du mois du n° 589 – Quelle laïcité voulons-nous ?

Pierre Kahn, ESF Sciences humaines, 2023

Objet de multiples interprétations et récupérations politiques, la laïcité fait aujourd’hui l’objet d’un intérêt nourri et d’une quantité impressionnante de publications. Dans cette masse, cet ouvrage court et engagé se démarque. Empruntant à la philosophie et à l’histoire, Pierre Kahn appelle ses concitoyens au débat et en pose les termes de manière éclairante. Facile d’accès, le livre n’en demeure pas moins riche et subtil.

Dans le premier chapitre, il oppose deux manières de « penser la laïcité ». Argüant du fait que sa définition consensuelle, articulant les trois principes indissociables de liberté de conscience, d’égalité de droit et de recherche de l’intérêt général, n’évite pas les profonds désaccords concernant l’application concrète de ces principes, l’auteur défend une approche ancrée dans le cours de l’histoire envisageant la variété des « régimes de laïcités » (Jean Baubérot) contre une approche conceptuelle déconnectée des facteurs contextuels et historiques.

Partant de l’existant pour penser la laïcité, Pierre Kahn s’efforce, dans le deuxième chapitre, de saisir l’esprit des lois qui la fondent. À partir de la loi du 28 mars 1882, qui laïcisa les enseignements de l’école primaire, et celle du 9 décembre 1905, qui sépara les Églises et l’État, l’auteur affirme le caractère libéral du dispositif juridique laïque de la IIIe République : « La laïcité est une réponse démocratique et libérale au problème posé par le pluralisme religieux des sociétés modernes. »

Le troisième chapitre questionne la neutralité de l’État, déduite de la séparation. Neutralité et séparation ne doivent être conçues que comme des moyens et non comme des fins. Or, Pierre Kahn montre à quel point le « tournant sécuritaire de la laïcité française » (Philippe Portier) en cours depuis les années 1990, confondant fin et moyen, a conduit, par un certain nombre de lois (depuis celle du 15 mars 2004 jusqu’à la loi « séparatisme » d’aout 2021), à étendre la neutralité attendue de l’État à la sphère sociale, réduisant ainsi les libertés.

Le quatrième chapitre présente le cœur de sa démonstration : la distinction entre laïcité procédurale et laïcité(s) substantielle(s). La laïcité procédurale « définit des règles de droit rendant possible le pluralisme des valeurs, c’est-à-dire la liberté mutuelle des conceptions du bien qui coexistent au sein d’une société démocratique ». Les laïcités substantielles, qu’elles soient anticléricale, philosophique, socialiste ou culturelle, ont comme point commun de « conférer un contenu déterminé à l’idéal laïque et tend à attendre des individus qu’ils se l’approprient ». Pierre Kahn valorise la laïcité procédurale : ce n’est pas à l’État de dicter ce qu’un individu doit croire, seul lui importe que des groupes religieux ne cherchent pas à régenter l’espace public ou à limiter la liberté d’autrui.

Qu’on soit favorable ou pas à la position de Pierre Kahn, on doit lui savoir gré de nous aider à distinguer laïcité procédurale et laïcité substantielle. Les personnels d’éducation, habitués qu’ils sont à faire respecter un cadre légal tout en adoptant une posture de neutralité dans le cadre de leur action, trouveront dans cette distinction conceptuelle beaucoup de pertinence ainsi qu’un précieux outil pour la concevoir, pour agir et pour la transmettre. Souhaitons que la discussion à laquelle il appelle puisse se tenir avec autant de sérieux que sa démonstration, sans hystérisation, sur la base d’arguments aussi solides et rationnels que ceux présentés. Le débat est ouvert.

Jean-François Courco

Questions à Pierre Kahn

Photo Pierre Kahn

Vous aviez déjà consacré un livre à la laïcité, en 2005. Qu’est-ce qui vous amené à écrire ce nouvel ouvrage ?

Il s’agissait en 2005, comme l’indique le titre de la collection dans laquelle le livre a été publié (« Idées reçues » sur…), de faire sur le thème de laïcité des mises au point utiles pour les lecteurs intéressés par le sujet. Il procédait donc d’un souci de clarification, d’autant plus nécessaire que le problème que la laïcité posait en France était, depuis les premières affaires de voile, en 1989, un problème public, conflictuel et confus. Cette clarification ne masquait pas les orientations qui étaient déjà les miennes sur ce sujet. Cependant, le but n’était pas de les défendre et de les justifier, mais de procéder à un état des lieux de la question.

Il en va tout autrement de l’ouvrage de 2023, qui, comme son titre l’indique suffisamment, est un essai. Son ambition est d’intervenir dans le débat public en proposant une analyse historique et philosophique de la laïcité et se situe clairement, de façon critique, en regard d’autres analyses.

Vous l’indiquez nettement : la laïcité est complexe à saisir et sa définition conventionnelle ne suffit pas à en épuiser le sens. Quelle définition proposeriez-vous à des élèves et quelles démarches conseillez-vous aux enseignants pour aider les élèves à mieux la concevoir ?

La meilleure façon de définir auprès des élèves la laïcité est d’insister sur le principe de liberté qui en constitue le cœur. Ce qui implique, d’une part, de ne pas systématiquement la présenter, comme c’est trop souvent le cas, comme une source d’interdictions, et d’autre part, de la faire vivre au sein de la communauté scolaire et ne pas se contenter de l’enseigner. C’est d’ailleurs là une recommandation que j’étendrais volontiers à l’ensemble des valeurs de la République que l’école se doit de transmettre.

Vous critiquez l’idéal « d’émancipation laïque » que l’État ne devrait pas assumer, car cela le conduirait à « afficher une préférence publique pour certaines formes de conception du bien ». N’y a-t-il pas là une contradiction avec l’idéal d’émancipation qui anime l’école publique (et laïque) ?

Il est vrai qu’il y a dans mon livre une critique de l’idée d’émancipation, qui me parait toujours exposée au risque du paternalisme. De quoi l’école doit-elle émanciper ? Des préjugés ? Des croyances ? De la famille ? On ne s’émancipe que d’une servitude ou d’une aliénation : qui a donné à l’institution scolaire le droit de définir les « servitudes » dont il s’agirait d’émanciper les élèves ?

Votre ouvrage est publié dans un contexte particulièrement sombre pour les enseignants. Ne craignez-vous pas que votre ouvrage soit mal compris ? Voire d’être accusé d’affaiblir la laïcité dans un contexte où elle semble menacée ?

Ma crainte est réelle de voir le sens de mes analyses mal compris. Elle existait avant le bouleversement provoqué par l’assassinat de Dominique Bernard, mais elle ne peut bien sûr que croitre dans le climat dramatique de ces derniers jours. Il me faut à cet égard préciser trois choses. D’une part, un des buts de ce livre est de mettre en garde contre ce que le philosophe Ruwen Ogien a appelé, à la suite du sociologue britannique Stanley Cohen, une panique morale dont on peut penser qu’elle affecte trop souvent les débats actuels sur la laïcité et que le terrorisme islamiste ne peut qu’attiser. D’autre part, le minimalisme laïque que je défends ici, je le dis de mille manières dans le livre, n’est en rien une version faible de la laïcité ; il est au contraire le résultat d’une réflexion que je me suis efforcé de rendre aussi rigoureuse et aussi informée que possible.

De ce point de vue, opposer, comme on l’a parfois fait, ma conception de la laïcité à une laïcité « stricte », c’est user d’une terminologie impropre. Je défends une laïcité que je crois assez « strictement » fidèle à l’esprit de la loi de 1905. Parler comme je le fais de minimalisme en matière de laïcité, ce n’est finalement rien d’autre que d’affirmer ceci : il est préférable, du point de vue des libertés que la laïcité a pour fin de garantir, de la ramener autant qu’il est possible au cadre juridique posé par le législateur en 1905, plutôt que d’y voir un enjeu de civilisation, et de l’inscrire dans ce que Max Weber appelait le polythéisme des valeurs. J’ajoute enfin que le terrorisme menace moins la laïcité que des vies humaines et que c’est précisément en cela qu’il terrorise. Il faut rappeler que dans une république démocratique et laïque comme la nôtre, on a le droit d’être opposé à la république et à la laïcité dès lors que cette opposition s’exprime dans le cadre de la loi.

Propos recueillis par Jean-François Courco

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