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Quelle interdisciplinarité à l’école ? (texte complet)

Vous lirez ici l’article dans sa version longue. Un résumé est également disponible en ligne.

Mise en garde

Soyons clair immédiatement : il n’y a pas d’interdisciplinarité sans disciplinarité, c’est-à-dire sans un contenu cognitif formalisé et sans des dispositifs instrumentaux et procéduraux qui lui sont reliés, ce que nous appelons dans le jargon éducatif des « démarches d’apprentissage » (Lenoir, 2014). Au risque d’être accusé de formuler une lapalissade, rappelons que la réflexion sur l’interdisciplinarité n’a de sens que dans un contexte disciplinaire et qu’elle présuppose l’existence d’au moins deux disciplines de référence et la présence d’une action réciproque ! Je m’inscris donc en totale opposition à tous ceux qui prônent, en son nom ou en celui d’une quelconque transdisciplinarité, le dépassement des disciplines, sinon leur disparition, au nom d’un nécessaire ancrage dans la réalité quotidienne, dans les « questions vives » en débat, que ce soit pour susciter la motivation des élèves, pour dénoncer l’obsolescence, sinon l’inanité des disciplines scolaires, pour faire « in » ou pour toute autre raison… Le cas le plus patent est sans doute celui de l’OCDE, porteuse de l’idéologie néolibérale, qui estime dans plusieurs de ses publications que l’éducation scolaire doit être utilitaire et préparer essentiellement aux métiers, surtout ceux de demain ! Cette conception a pour effet d’occulter les disciplines, de les délayer et de les réduire à de simples adjuvants.

Non, l’éducation ne doit pas être utilitaire ; elle doit être utile, c’est-à-dire qu’elle doit préparer les futures générations à devenir des êtres humains vivant en société, socialement émancipés, aptes à réfléchir et à porter des regards critiques sur la société, de manière à pouvoir en saisir les caractéristiques, à porter des jugements éclairés et à agir en toute conscience et de manière responsable en pensée et en action sur elle (Ibid.).

Pourquoi l’interdisciplinarité scolaire ?

Pourquoi alors l’interdisciplinarité scolaire ? Il ne s’agit pas de suivre béatement un effet de mode, encore moins de se soumettre à quelque diktat que ce soit. Au moins trois raisons me conduisent à considérer l’importance d’une approche interdisciplinaire.

Premièrement, la réalité naturelle, humaine et sociale dans laquelle nous vivons est complexe (Morin, 1990), ce qui exige de recourir à différents savoirs disciplinaires pour l’appréhender. Dès lors, à moins de croire au miracle, il importe d’être conscient que les liens que les élèves établiront pour cerner cette réalité ne se feront pas tout seuls ; ils requièrent la médiation active de l’enseignant ou, mieux, d’une équipe d’enseignants, pour les aider à tisser ces liens qui exigent de faire appel à des savoirs provenant de différentes disciplines scolaires. Ainsi, la perspective interdisciplinaire devrait viser à associer et à favoriser, plutôt que d’opposer, les enjeux épistémologiques et sociaux. En effet, épistémologiquement, elle requiert de considérer les objets à l’étude dans leur complexité, dans un esprit d’ouverture investigatrice et de curiosité scientifique et elle impose par là de faire appel à plusieurs regards croisés pour problématiser et traiter la question à l’étude. Socialement, elle nécessite un ancrage dans le réel et met ainsi en évidence la nécessité de construire la réalité naturelle, humaine et sociale.

Deuxièmement, l’interdisciplinarité favorise, par la nécessité de recourir à différents savoirs disciplinaires, l’utilisation de ce que Jean-Louis Martinand (1986) a appelé les « pratiques sociales de base ». Les travaux de Pierre Pastré (2011) – et de plusieurs autres chercheurs – sur la didactique professionnelle en France ont mis en évidence la structure conceptuelle d’une situation et la centralité des savoirs efficaces en acte, ainsi que l’importance de ces pratiques sociales et plus particulièrement des concepts pragmatiques, indispensables pour organiser l’action. Et Vygotsky (1985) avait quant à lui déjà établi un lien entre les concepts quotidiens et les processus de conceptualisation scientifique. Tous ces travaux insistent sur l’agir comme point de départ, mais aussi comme point de chute. En effet, la formation doit se centrer sur la nécessité de l’appréhension dans la formation d’un sujet « capable », qui sait dire « je peux » ou « je ne peux pas », et non seulement d’un sujet épistémique, connaissant, propre à la maîtrise des savoirs, qui dit « je sais » ou « je ne sais pas ». L’interdisciplinarité implique un lien fort entre cognition et action. C’est pourquoi j’ai avancé la notion de circumdisciplinarité (du latin circum, « autour », accusatif adverbial de circus, « cercle ») pour mettre en évidence la nécessité de ne pas ignorer les pratiques et les savoirs d’expérience des élèves et de ne pas oublier que les situations d’enseignement-apprentissage doivent faire du sens pour les élèves (point de vue ontologique), pour la société (point de vue sociologique) et pour le savoir (point de vue épistémologique) lui-même (Lenoir, Larose et Dirand, 2006).

Troisièmement, l’interdisciplinarité ne repose pas sur une perspective cumulative – ce que le thème privilégie souvent – pas plus, comme le relevait métaphoriquement Poincaré, qu’un tas de briques ne fait une maison ! L’interdisciplinarité scolaire renvoie à la nécessaire complémentarité et imbrication des démarches à caractère scientifique (Lenoir, Larose et Laforest, 2001). Plutôt que de naïvement ou inconsciemment – ou par ignorance – ne retenir que la résolution de problèmes, l’interdisciplinarité peut utiliser une grande diversité de démarches en partant de regards disciplinaires croisés, en mettant au premier plan la « problématisation », en concevant des situations où les élèves sont amenés à « problématiser ». Ce qui caractérise donc l’approche interdisciplinaire à l’école, c’est son insistance sur la nécessité de faire appel de manière croisée et complémentaire à différentes démarches. Par exemple : comment concevoir un protocole expérimental si, au préalable, une démarche de conceptualisation n’a pas été réalisée pour identifier les composantes (contenu, attributs, etc.) qui devront être pris en compte lors de la production de ce protocole ? Autre exemple, comment peut-on communiquer une réalité naturelle, humaine ou sociale si cette réalité n’a pas été préalablement produite ?

Trois conséquences

Je dégagerai de ces caractéristiques trois conséquences. La première est que l’interdisciplinarité postule l’établissement d’une dépendance réciproque, sans prédominance et sans ignorance aucune, entre des disciplines scolaires. Une telle posture, à la fois épistémologique, sociale et politique, conduit à une autre lecture des composantes d’un curriculum reposant à la fois sur la recherche de la spécificité de chaque discipline (sa place et sa fonction sur les plans cognitif et social) et de la complémentarité nécessaire de ses contenus pour appréhender et communiquer la réalité naturelle, humaine et sociale, et pour entrer en relation avec elle. Elle suscite également une prise de position critique par rapport à la hiérarchisation des disciplines scolaires et à la fonction de sélection sociale qui en résulte .

La deuxième conséquence est que l’interdisciplinarité en éducation est de l’ordre du moyen, non de la finalité. La finalité de l’interdisciplinarité est l’intégration des processus d’apprentissage et l’intégration des savoirs qui en résultent. Le recours à l’approche interdisciplinaire a pour raison d’être de promouvoir la mobilisation des processus et des savoirs pour assurer la réalisation de l’action et sa réussite, c’est-à-dire de favoriser et faciliter chez les étudiants l’intégration des processus d’apprentissage et l’intégration des savoirs, ainsi que leur mobilisation et leur application dans des situations réelles de vie. Elle exige donc la mise en place par le formateur d’approches intégratives et non l’imposition d’un curriculum intégré où le processus intégrateur lui-même aurait déjà été établi de l’extérieur, de manière hétéronome, par les concepteurs du curriculum, de manuels ou d’activités.

La troisième conséquence est qu’il importe de considérer, dans l’enseignement primaire et secondaire, les différentes disciplines scolaires dans leur spécificité complémentaire. Il est des disciplines dont la fonction première est d’assurer la construction du savoir (les disciplines relevant des sciences humaines et sociales et des sciences), d’autres dont la fonction essentielle (un savoir-faire) est d’exprimer ce savoir (les mathématiques, les langues) et d’autres qui visent prioritairement à favoriser la mise en relation (un savoir-être) avec la réalité (l’éducation physique, la morale, les « éducations à », la technologie). Pour toutes ces disciplines qui adoptent des démarches à caractère scientifique, on ne peut les penser sans ajouter que chacune d’elles ne peut se concevoir sans y associer, selon le cas, des savoirs, des savoir-faire et des savoir-être. Enfin, les différentes disciplines artistiques ont cette particularité d’assurer à la fois la conception de la réalité, son expression et la mise en relation avec elle à partir d’une approche esthétique (pour le dire rapidement).

Bref, cela impose de considérer différents paramètres pour analyser la structure curriculaire avec l’intention d’un recours à une approche interdisciplinaire:
– la posture épistémologique privilégiée par le curriculum et chacun de ses programmes d’études qui le constituent;
– la raison d’être et la spécificité de chaque discipline scolaire, c’est-à-dire sa place et sa fonction dans le curriculum;
– la structure taxinomique de chaque discipline scolaire;
– les objets de savoir qui pourraient faire l’objet d’un traitement interdisciplinaire en les comparant à ceux d’autres disciplines scolaires;
– les démarches d’apprentissage convoquées et leur potentiel de complémentarité et d’imbrication.

Des écueils à éviter

Il est fréquent de faire appel à la notion d’interdisciplinarité en termes d’agrégation des contenus disciplinaires, que celle-ci se situe au niveau curriculaire en tant que regroupement des matières, ou qu’elle adopte un modèle pluridisciplinaire sur le plan de la pratique. L’addition, l’accumulation et toute autre forme de juxtaposition de disciplines scolaires ou de contenus cognitifs ne font pas de l’interdisciplinarité. Croire que l’exposition d’un élève à des champs d’études reliés de façon additive relève de la psychologie naïve, sinon de la pensée magique. Ce n’est pas non plus parce que l’on reconnaît la multidimensionnalité d’une situation réelle et la possibilité d’en faire différentes lectures que le traitement sera interdisciplinaire. Le fait par exemple qu’un étudiant suive des activités de formation dans deux ou plusieurs disciplines n’assure aucunement que sa formation soit interdisciplinaire ; elle est en tout cas, au premier abord, assurément éclectique.

Il s’agit là de la dérive – la première – la plus fréquente observée dans l’enseignement. Elle se caractérise souvent par la justification de l’approche thématique. Mais le thème ne fait pas l’interdisciplinarité. Il pourrait en être toutefois une condition favorisante. Ce n’est pas, par exemple, parce que l’on a fait une visite à la ferme (ou dans un musée) que les activités d’enseignement-apprentissage seront interdisciplinaires. Elles ne le seront surtout pas si ces activités sont réalisées séparément en français, en arts, en sciences, en mathématiques. Traiter séparément les contenus cognitifs de différentes disciplines scolaires sur la base d’une même thématique, ou même à partir d’un projet, demeure un enseignement cloisonné. Beaucoup d’enseignants considèrent que le fait de sélectionner un thème (une visite, une fête, un événement particulier, un concept) et de concevoir des activités diversifiées dans différentes matières scolaires est suffisant pour assurer des approches interdisciplinaires. Sans nier l’intérêt éventuel que ces approches thématiques peuvent éveiller chez l’élève, elles n’assurent pas cependant l’existence d’activités réellement interdisciplinaires. Bref, le thème ne fait pas l’interdisciplinarité, mais il peut cependant en favoriser l’usage.

Les deuxième et troisièmes dérives sont en quelque sorte contraires l’une de l’autre. Dans le premier cas, l’enseignement consiste à transmettre, au nom de pratiques intégratives qui s’appuient généralement sur une approche thématique, des éléments hétéroclites, désarticulés et décontextualisés, en provenance de différentes matières qui ont été regroupées sans que leur structuration ait été préalablement déterminée et que leur pertinence cognitive ait été assurée. Il s’agit d’une autre forme de la pluridisciplinarité, mais qui se caractérise par un assemblage « sauvage » d’éléments disparates puisés auprès de différentes disciplines sans avoir analysé préalablement leur adéquation sur les plans épistémologique et didactique. De plus, cette forme de pluridisciplinarité laisse croire que la simple proximité des objets de savoirs est suffisante pour assurer une approche interdisciplinaire.

Dans le second cas, à l’inverse, une attitude anti-disciplinaire conduit à exclure ou à trivialiser toute référence aux structurations conceptuelles propres aux disciplines et à se cantonner dans la seule recherche de réponses à des pratiques de la vie courante. Revendiquant la nécessité d’une approche globale de la vie humaine au nom du réalisme quotidien et du mode de fonctionnement intellectuel de l’enfance et des préoccupations de l’adolescence, cette approche, poussée à ses extrêmes, conduit à fusionner dans un grand tout indistinct les différents objets d’apprentissage. Le mot d’ordre est alors : tout est dans tout et réciproquement! La limite majeure à laquelle de ce type de fausse interdisciplinarité est confronté réside dans la vision simpliste de l’enseignement, celui-ci étant fondamentalement centré sur l’application d’une démarche générale, souvent d’un seul point de vue pédagogique. D’une part, ce type d’approche prône une communion syncrétique des contenus d’enseignement dans un programme unique, un regard fusionnel qui voudrait éliminer toute spécificité entre les différentes matières scolaires constitutives du curriculum. Or, nous l’avons déjà montré (Gosselin, Lenoir et Hassani, 2005), chaque matière possède une place et une fonction spécifique et complémentaire au sein du curriculum. D’autre part, ce type d’approche repose sur l’idée que l’apprentissage doit se réaliser en recourant à une démarche commune. Cette démarche est dite soit « naturelle », identique à celle qu’utilise un enfant dans sa vie quotidienne, soit démarche de résolution de problèmes. Quelle que soit l’option retenue, l’idée d’un recours à une démarche unique est inacceptable, dans la mesure où elle escamote les différentes démarches à caractère scientifique qu’un être humain doit apprendre et utiliser. Et chacune de ces démarches détient des caractéristiques spécifiques en fonction des finalités poursuivies. À cet égard, Gérard Fourez met bien en évidence la complémentarité qui doit exister entre une démarche de production de ce qu’il appelle un « îlot de rationalité » – nous allons en reparler – et qui renvoie à une démarche méthodologique générale et les démarches spécifiques qui relèvent des différentes disciplines scientifiques et auxquelles il importe de recourir dans le cadre d’une approche interdisciplinaire.

Une quatrième dérive, aux impacts sérieux sur les processus d’enseignement-apprentissage, réside dans une forme subtile d’approche pédagogique qui se caractérise par l’hégémonie d’une discipline sur une autre ou sur d’autres qui lui sont alors associées. Tel est souvent le cas, ainsi que le montrent nos résultats de recherche depuis 30 ans, des mathématiques par rapport aux sciences et celles-ci par rapport à la technologie dans les curriculums d’enseignement québécois. S’établit alors un rapport de prédominance d’une discipline jugée plus importante ou indispensable, sur d’autres. Ainsi, les mathématiques dicteraient ce que devraient être les sciences, comme si le lien de dépendance était fondamental et irréversible. Il en serait de même entre les sciences et la technologie, celle-ci découlant « naturellement » de celle-là (ce que le développement de la technologie contredit continuellement). Cette domination conduit alors à gommer la spécificité de la discipline dominée et celle-ci est réduite à un état de servilité, sinon de pur prétexte. L’enseignement des sciences a pour raison d’être première de permettre aux élèves de construire la réalité naturelle sous ses différents modes d’expression scientifique (physique, chimie, biologie, écologie), tout comme l’enseignement des sciences humaines et sociales (histoire, géographie) a pour finalité première la construction de la réalité humaine et sociale. Il serait donc, de notre point de vue, plus approprié de dissocier les sciences – disciplines fondamentales, car elles traitent de la construction de la réalité naturelle, c’est-à-dire de l’environnement constitué des relations entre les éléments naturels, incluant les êtres vivants, comme les êtres humains les appréhendent – et les mathématiques, comme langage formel, comme discipline outil.

Ce que ne mettent pas clairement en évidence les curriculums de l’enseignement primaire et secondaire, c’est la fonction primordiale de conceptualisation de la réalité et, par là, de la démarche de conceptualisation, qui relève des sciences de la nature et des sciences humaines et sociales et qui constitue leur spécificité. Alors que les orientations curriculaires insistent sur la perspective constructiviste, une certaine résistance à cette perspective se dessine à la lecture de ces curriculums, occultant ainsi la démarche de conceptualisation, comme si le réalisme épistémologique formait un arrière-plan indélébile ou comme si la distinction entre ce qui doit être transmis et ce qui doit être construit sur le plan cognitif n’était pas clairement établie. Plus largement encore, l’approche par résolution de problèmes et le recours au projet qui sont privilégiés par les curriculums sont à la source de confusions en tendant à occulter l’existence des différentes démarches à caractère scientifique. Cela conduit certains auteurs tels Angélique del Rey ou Nathalie Bulle à des critiques radicales de ce qu’ils nomment « constructivisme » en privilégiant la transmission frontale des savoirs et en occultant du coup la fonction de conceptualisation.

Il est vrai que trop de pratiques enseignantes approchent les sciences à partir de la démarche expérimentale, en oubliant que celle-ci requiert préalablement une démarche de conceptualisation si l’on entend éviter le tâtonnement empirique ou une quelconque autre démarche de sens commun. Ou encore, on enseigne les sciences selon une approche dite communicative (plus ou moins similaire à la démarche communicationnelle en français) qui repose plus sur la transmission d’informations que sur la mise en place de conditions pouvant favoriser la production de savoirs. Au nom du recours à l’interdisciplinarité, l’enseignement est alors conçu soit comme l’application d’une démarche d’apprentissage unique – par exemple, la démarche communicationnelle ou la démarche de résolution de problèmes – à toute situation d’apprentissage, soit comme l’utilisation réductrice du contenu d’une discipline scolaire à titre de simple matériau (de faire-valoir) pour l’enseignement d’une autre discipline. On confond ici démarche de résolution de problèmes et problématisation nécessaire à toute démarche d’apprentissage.

Nous avons constaté qu’il en est de même des relations entre le français et les sciences humaines et sociales par exemple, ces dernières ne servant que de prétexte à l’apprentissage de la démarche communicationnelle. À titre illustratif, «un scénario d’apprentissage en sciences humaines sur les Amérindiens peut devenir le déclencheur, le motif, pour la lecture de légendes amérindiennes (textes imaginaires en français)» (Martin, 1989, p. 9). Cette affirmation montre bien le danger de croire qu’une telle approche est à la fois interdisciplinaire et intégratrice. Les sciences humaines ne jouent ici qu’un rôle de figuration dans la mesure où elles servent uniquement de déclencheur ; il s’agit alors seulement d’un prétexte en vue de poursuivre des objectifs d’apprentissage en français. La seule intégration qui existe dans un tel cas est telle qu’elle risque de désintégrer les sciences humaines – sur les plans de ces contenus cognitifs et de sa démarche de conceptualisation – en les faisant tout simplement disparaître du plan des apprentissages. Seules demeurent alors les apparences!

Deux modèles opératoires avec illustration

Dès lors, pour éviter de telles dérives, à quelles modalités opératoires recourir pour mettre en œuvre une approche interdisciplinaire dans les processus d’enseignement-apprentissage ? Personnellement, je privilégie un modèle simple, fondé précisément sur la spécificité complémentaire des disciplines scolaires. Ce modèle, qui s’appuie sur une double entrée «complémentaire par les objets et par les démarches» (le modèle CODA), repose sur une conception de l’intégration des processus d’apprentissage (les «démarches») et des savoirs afin de relier les matières ayant pour objet la conceptualisation de la réalité naturelle et humaine et celles ayant pour objet principal l’expression de cette réalité construite, ou de mettre en interaction différentes démarches d’apprentissage. Il s’agit bien d’articuler contenus des savoirs et processus méthodologiques spécifiques aux disciplines.

Prenons un exemple simple à titre illustratif. Au primaire, l’apprentissage de l’orientation en sciences humaines et celui des angles en mathématiques se marient très bien, dans le respect des deux disciplines ici complémentaires, en passant par la fabrication d’un théodolite «maison» (un rectangle en carton dur avec une flèche centrée et tirée sur la longueur, un rapporteur d’angles 360 degrés fixé sur la flèche par une attache parisienne, ce qui lui permet de pivoter). Voici un artefact simple qui permet à la fois d’assurer la conceptualisation de l’angle et des points cardinaux et de développer un savoir-faire méthodologique dans les deux disciplines.

Un autre exemple, parmi mille autres, montre l’importance d’un véritable recours à un processus de conceptualisation en lien avec une démarche communicationnelle. Dans une classe de 4e année du primaire, un enseignant fait lire dans un manuel une lettre qu’un enfant aurait écrite à sa grand-mère à la fin des vacances, puis demande à ses élèves d’écrire eux aussi une lettre à quelqu’un avec qui ils ont passé du temps pendant les vacances d’été. L’absence de toute contextualisation sociohistorique, de tout travail de conceptualisation préalable, conduit à la production de textes de quelques lignes dont la pauvreté n’a d’égal que le plagiat de la lettre lue. Le même exemple dans le cadre d’une contextualisation des vacances vécues par les élèves dans la classe voisine, en recourant à la production de lignes de temps, a conduit à une production de lettres de plus d’une page riches et variées tant sur les plans des idées que sur celui du vocabulaire.

Il est, nous l’avons dit, d’autres modèles opératoires. J’apprécie tout particulièrement la contribution majeure de Gérard Fourez qui propose une méthodologie du travail interdisciplinaire adaptable en contexte scolaire. Cette méthode générale de travail, qui s’inscrit dans une perspective socioconstructiviste, permet la production d’ « îlots de rationalité » interdisciplinaires et assure un recours aux contenus disciplinaires de manière à ouvrir des «boîtes noires». La notion d’îlot de rationalité élaborée par Fourez renvoie à l’identification d’un contexte ou d’un projet spécifique à l’égard duquel est construite une représentation théorique qui puisse contribuer à résoudre une situation problème à l’étude (un savoir constitué, un problème, etc.) et guider l’action humaine. Le résultat de cette production s’appuie sur le croisement de savoirs de divers types provenant de différentes disciplines et de connaissances de la vie quotidienne (la dimension interdisciplinaire et circumdisciplinaire) ; il repose sur «un modèle discutable, modifiable, et éventuellement rejetable, en fonction de sa pertinence (fécondité) vis-à-vis du projet qui le structure [la dimension rationnelle], et non en fonction d’une vérité abstraite et/ou générale» (Fourez, 1992) que poursuivrait un enseignement des seuls concepts. Et ce modèle admet au départ la limite de la représentation, conçue de manière ad hoc, immergée dans un océan d’ignorance (d’où la métaphore d’îlot) et limitée par des «boîtes noires». Une «boîte noire» est «une représentation d’une partie du monde qu’on accepte dans sa globalité sans juger utile d’examiner les mécanismes de son fonctionnement».

Conclusion

En conclusion, je rappellerai que l’interdisciplinarité scolaire ne peut en aucun cas devenir une fin en elle-même. Car ce qu’elle poursuit comme finalité, c’est le développement par les élèves des processus cognitifs intégrateurs et l’intégration cognitive des savoirs acquis. Ainsi comprise, l’interdisciplinarité scolaire peut se définir de la façon suivante : il s’agit de la mise en relation de deux ou de plusieurs disciplines scolaires qui s’exerce à la fois aux niveaux curriculaire, didactique et pédagogique et qui conduit à l’établissement de liens de complémentarité ou de coopération, d’interpénétrations ou d’actions réciproques entre elles sous divers aspects (finalités, objets d’études, concepts et notions, démarches d’apprentissage, habiletés techniques). Ces interactions visent à favoriser l’intégration des processus d’apprentissage et des savoirs chez les élèves. Dans les pratiques d’enseignement-apprentissage, le rôle de l’enseignant est de mettre en place les conditions jugées les meilleures, les plus appropriées, pour favoriser et soutenir les processus d’apprentissage chez les élèves. Recourir à l’interdisciplinarité à l’école, c’est introduire des conditions jugées favorables à la mise en œuvre de processus intégrateurs de la part des élèves en faisant appel à divers angles d’approche disciplinaires interreliés. Car ce n’est pas l’enseignant qui doit intégrer, mais bien les élèves.

Yves Lenoir, Faculté d’éducation
Université de Sherbrooke, Canada
http://www.usherbrooke.ca/crcie/

Références

Fourez, G. (1992). La construction des sciences. Les logiques des interventions scientifiques. Introduction à la philosophie et à l’éthique des sciences (2e éd. revue). Bruxelles : De Boeck Université (1re éd. 1988).
Gosselin, M., Lenoir, Y. et Hassani, N. (2005). La structuration par domaines du nouveau curriculum de l’enseignement primaire : une analyse critique du modèle retenu. In Y. Lenoir, F. Larose et C. Lessard (dir.), Le curriculum de l’enseignement primaire : regards critiques sur ses fondements et ses lignes directrices (p. 169-200). Sherbrooke: Éditions du CRP.
Lenoir, Y. (2008). L’interdisciplinarité dans l’enseignement scientifique : apports à privilégier et dérives à éviter. In A. Hasni et J. Lebeaume (dir.), Interdisciplinarité et enseignement scientifique et technologique (p. 17-32). Sherbrooke et Paris : Éditions du CRP-Institut national de recherche pédagogique (INRP).
Lenoir, Y. (2014). Les médiations au cœur des pratiques d’enseignement-apprentissage : une approche dialectique. Des fondements à leur actualisation en classe. Éléments pour une théorie de l’intervention éducative. Longueuil : Groupéditions Éditeurs.
Lenoir, Y., Larose, F. et Dirand, J.-M. (2006). Formation professionnelle et interdisciplinarité : quelle place pour les savoirs disciplinaires ? In B. Fraysse (dir.), Professionnalisation des élèves ingénieurs (p. 13-35). Paris : Éditions L’Harmattan.
Lenoir, Y. et Sauvé, L. (1998). De l’interdisciplinarité scolaire à l’interdisciplinarité dans la formation à l’enseignement : un état de la question. 2 — Interdisciplinarité scolaire et formation interdisciplinaire à l’enseignement. Revue française de pédagogie, 125, 109-146.
Martin, L. (1989). L’intégration des matières et l’application des programmes d’études. Dimensions, 10(4), 7-10.
Morin, E. (1990). Science avec conscience. Paris : Fayard (1re éd. 1982).
Vygotsky, L. S. (1985). Pensée et langage suivi de Commentaire sur les remarques critiques de Vigotski de Jean Piaget (Trad. F. Sève). Paris : Messidor/Éditions sociales (1re éd. 1934).