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Un objectif fédérateur : former le jugement critique

Comment déterminer la véracité d’un élément ? Avant tout, en vérifiant l’établissement des faits. L’apologue de la dent d’or de Fontenelle reste une des meilleures illustrations de l’importance de cette vérification. Avant de faire des hypothèses religieuses sur l’apparition subite d’une dent d’or, il aurait été plus opportun dès le départ, nous rapporte le philosophe, d’aller consulter un orfèvre qui aurait tout de suite décelé un artéfact humain et, nous dit l’auteur : « Assurons-nous bien du fait, avant que de nous inquiéter de la cause. Il est vrai que cette méthode est bien lente pour la plupart des gens, qui courent naturellement à la cause, et passent par-dessus la vérité du fait, mais enfin nous éviterons le ridicule d’avoir trouvé la cause de ce qui n’est point.  » À l’heure de la propagation de rumeurs complotistes et de hoax sur internet, ce petit texte tiré de L’Histoire des oracles (1687) tombe à pic pour une étude en classe.

Des faits

De la même manière, dans chaque discipline il est possible d’encourager les élèves à aller vérifier si ce qui est dit repose sur une réalité. Cela conduit par exemple en mathématiques à mettre l’accent sur l’étude des statistiques, en décodant des tableaux ou courbes parus dans les médias, en menant des enquêtes, facilitées par des calculs d’ordinateur et qui permettront bien souvent de remettre en cause des idées reçues. Un professeur avait ainsi permis à ses élèves de démolir l’idée selon laquelle il y avait davantage de naissances les nuits de pleine lune, en partant d’échantillons d’élèves, du calcul de leur date de naissance et de la distribution de ces naissances en fonction des phases de la Lune.

Reste que la référence à des faits demande bien souvent plutôt le repérage de sources fiables qui les établissent. Et on peut se heurter très vite à un scepticisme radical : Qu’est-ce qui nous prouve que les Américains ont bien été sur la Lune, que l’avion du 11 septembre s’est bien écrasé sur le Pentagone, que la Terre a plusieurs milliards d’années d’existence et non 4 000 ans ? Et on le sait, très récemment ces théories fumeuses ont resurgi à la suite des drames des 7 et 9 janvier. Aussi faut-il en même temps travailler sur les méthodes qui permettent d’établir des faits, sans pouvoir échapper à la question de l’autorité légitime[[Voir notre contribution au livre de Bruno Robbes, Construire l’autorité éducative, Scérén et CRAP, 2013.]] qui valide leur existence effective. Certains facteurs vont bien dans le sens de la fiabilité : la concordance d’informations entre diverses sources, le fait que l’autorité n’ait pas un intérêt particulier à diffuser telle ou telle information, même si le contraire n’invalide pas pour autant celle-ci. Ajoutons la possibilité de rectifications par des interventions extérieures. C’est tout le mérite de Wikipédia d’avoir mis en place des procédures le permettant, ce qui a pour conséquence que bien des affirmations fausses ou mensongères ne restent pas longtemps dans la célèbre encyclopédie en ligne.

Critique n’est pas scepticisme

Le tri entre les sources d’information nous parait bien être un objet essentiel d’un croisement de disciplines, avec peut-être comme pivot le ou la documentaliste dans le secondaire, dans le cadre de l’éducation aux médias et à l’information, sorte de parcours transversal faisant partie du socle commun. La puissance multiplicatrice d’internet devrait bousculer davantage le monde de l’école, afin de mettre en place des contrefeux à cette « démocratie des crédules » que dénonce Gérald Bronner[[Titre de son livre publié en 2013, critique dans notre revue : www.cahiers-pedagogiques.com/La-democratie-des-credules]], et qui concerne d’ailleurs aussi bien la crédulité que l’incrédulité érigée en principe (comme chantait Dutronc, « on nous cache tout, on nous dit rien »). Plus que jamais, il faut se battre pour que des élèves indiquent la source de leur information et parviennent peu à peu à percevoir les degrés de fiabilité entre ce qui vient d’un site personnel à connotation religieuse ou politique forte (ce qui pour autant ne le discrédite pas, mais engendre une vigilance accrue) et ce qu’on trouve publié par une institution respectable comme la BNF ou la Cité des sciences. Valoriser donc l’esprit critique et en même temps en montrer les limites, lorsqu’il devient esprit de critique et scepticisme généralisé. En particulier, il est important de montrer que de petites erreurs factuelles, des détails n’invalident pas forcément ce qui est dit sur un évènement ou un phénomène.

Mais les valeurs ?

Les faits permettent de trancher lorsqu’il s’agit d’établir l’efficacité ou non de la peine de mort, en comparant par exemple les statistiques des crimes selon que les États américains sont ou non abolitionnistes, mais pas sur la question de la valeur morale de la peine capitale, qui ne dépend pas de l’efficacité ou non, puisque tous les moyens ne sont pas équivalents de ce point de vue. Cet exemple classique montre bien que le travail sur le jugement critique débouche forcément sur une interrogation concernant le bien et le mal, si l’on autorise ce raccourci. Il est essentiel de distinguer les faits, qui s’établissent ou non, des opinions, qui se discutent. Ces dernières dépendent de valeurs qui renvoient à un jugement moral, avec tout ce que cela implique comme questions (absolu ou pas ? pouvant être relativisé ou pas ?). Au-delà des faits et des opinions, on abordera alors des dilemmes moraux, notamment ceux qui opposent principe de responsabilité et conviction. L’Histoire nous donne de nombreux exemples des dilemmes entre pacifisme ou défense de la patrie en 1914, ou entre réalisme et esprit de résistance (Munich 1938, etc.). L’essentiel est donc de mettre en place des dispositifs permettant aux élèves d’échanger, de discuter, à partir de documents ou d’une sélection de sites, dispositifs qui peuvent aussi être ludiques et motivants.

Le vrai, le bien et le beau

Mais il ne s’agit pas seulement du vrai et du bien que nous avons surtout évoqués jusqu’ici, mais également du beau. Comment aider les élèves à se forger un jugement critique qui doit aussi se fonder sur la connaissance du gout des autres qui, seule, permet de faire évoluer son propre gout, beaucoup moins spontané et naturel qu’on ne croit ? À la sortie d’une pièce de théâtre vue ensemble, plutôt que de demander aux élèves s’ils ont aimé, il est bien plus intéressant de les mettre en situation d’un journaliste spécialisé ou de quelqu’un qui conseille le spectacle à un autre. Ici, en effet, il s’agit d’étayer le jugement critique sur des œuvres d’art, sur des produits culturels, en rejetant aussi bien le Charybde du dogmatisme impositif que le Scylla du relativisme culturel. Afin de dépasser le « j’aime-j’aime pas (c’est nul)  » en demandant aux élèves de faire l’effort de saisir pourquoi certains aiment, et même passionnément, Bach, Picasso ou Corneille. Au fond, il s’agit bien aussi de mener les élèves à ne pas reproduire les deux célèbres expressions qui synthétisent la fermeture culturelle et le repli sur le quant-à-soi : « Comment peut-on être persan ? » de Montesquieu et le « ils sont fous ces Romains  » d’Obélix. Sans toutefois renvoyer au « tout se vaut » et « les gouts et les couleurs… ». Et là, le croisement de disciplines est précieux : un travail commun entre sciences et français mettra ainsi en évidence des différences de jugement sur un même texte (beau, intéressant sur le plan littéraire, mais très inexact, pas très vrai sur le plan scientifique) ou des regards différents (l’affectif et l’anecdotique d’un côté, la mise à distance de l’anthropomorphisme et le caractère général de l’autre).

Le rêve d’un parcours continu

La formation du jugement critique ne peut s’accomplir que sur le long terme, sans être d’ailleurs jamais achevée. Mais si le socle commun a un sens, on devrait travailler collectivement à élaborer un vrai parcours qui tienne compte des âges des élèves et qui donnerait sa part à chaque approche.

L’âge est une vraie question : comment doser la part de certitudes dont ont besoin les jeunes élèves, l’encouragement au doute positif et la nécessité de vérification ? Se pose inévitablement aussi la question des conflits de valeurs avec le monde familial. Déjà mettre en avant le jugement par soi-même, la rationalité scientifique, la pluralité des modes de vie, c’est opérer des choix peu compatibles avec l’intégrisme religieux, les superstitions ou simplement une éducation rigide qui décrète que « les choses sont comme ça et pas autrement ». Mais ou bien on rend le savoir insipide, sans enjeu, en le transformant en un objet scolaire, soit on se prépare à gérer les chocs culturels éventuels, en combinant le respect pour les croyances et les habitudes éducatives avec l’affirmation des valeurs de l’école, qui sont aussi celles des lumières.

On peut dès lors travailler très tôt le jugement critique en partant du quotidien de l’école, des rumeurs qui circulent dans et hors l’espace scolaire ; et s’appuyer sur la discussion philosophique, les pratiques du type Main à la pâte en sciences ou sur la littérature jeunesse, qui fournit de nombreux exemples allant dans ce sens. Au collège, les projets interdisciplinaires deviennent des occasions parfaites de travailler le sujet. Et on pourrait rêver de moments où, en équipe, on inventorierait les pratiques qu’on a mises en place, en se posant la question du « jusqu’où aller ?  ». Ainsi, jusqu’où aller dans les débats historiques, sur les causes de la Première Guerre mondiale ? Sans doute pas trop loin, mais le fait d’énoncer que telle vérité n’est peut-être pas définitive, qu’elle est mise en doute par des historiens, qu’elle peut être lue différemment à travers des œuvres littéraires, des tableaux, des films, n’est pas sans conséquence : ainsi des savoirs peuvent être l’objet de discussions passionnées parmi les experts, ainsi les disciplines sont vivantes.

Jean-Michel Zakhartchouk
Enseignant honoraire