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Pourquoi pas moi ?

Tenir compte des émotions, c’est avoir prise sur les représentations de soi liées aux stéréotypes sociaux ou genrés. Une piste pour lutter contre les inégalités scolaires ? Des chercheurs nord-américains proposent un programme d’action.

Tout élève n’apprend que s’il a envie d’apprendre, et il n’a envie d’apprendre que s’il s’attend à ce que l’effort impliqué lui rapporte un bénéfice. Mais quel est le bénéfice qu’il s’attend à recevoir ?

DES RAPPORTS AU SAVOIR INÉGAUX

Dans les familles favorisées, on apprend plus naturellement aux très jeunes enfants qu’un but de connaissance est en lui-même gratifiant. Les jeux de connaissance, les loisirs de découverte, les centres d’intérêt exprimés par les parents au quotidien construisent l’envie de savoir : comprendre une situation historique, maitriser des compétences linguistiques, résoudre un problème de mathématiques sont des buts perçus comme intéressants pour eux-mêmes, intrinsèquement intéressants.

Les élèves de familles défavorisées sont en général moins sensibilisés à l’intérêt intrinsèque d’activités en vue de savoir, de résoudre, de comprendre parce que leurs parents, le plus souvent, n’ont pas eu le temps ou les moyens de susciter cet intérêt. Le réseau des causes est complexe : les parents défavorisés ne disposent pas toujours des codes du langage, des pratiques impliquées ; même quand ils en disposent, leur temps est occupé à gagner de quoi faire vivre la famille, ce qui rend difficile une présence assidue auprès des enfants. Quand ils sont livrés à eux-mêmes, ceux-ci apprennent à vivre en groupe, à se faire respecter, à se défendre, à dominer. Dans ce contexte, les motivations intrinsèques d’apprendre ont peu de chances de se développer avant l’école ; en outre, ces motivations intrinsèques donnent lieu à des représentations négatives qu’il est difficile, ensuite, de combattre. D’où l’immense intérêt d’accueillir ces enfants à l’école maternelle dès 3 ans.

Quant aux autres motivations, dites « extrinsèques », proposées aux élèves pour leur donner envie de s’engager dans les apprentissages scolaires (obtenir une bonne note, faire plaisir à ses parents, atteindre un très bon score à un jeu scolaire numérique, réussir à ses examens proches ou futurs), elles sont d’intérêt limité. Si le but de l’activité n’est pas d’apprendre mais d’obtenir une récompense extrinsèque quelconque, l’élève adaptera le niveau de son effort aux circonstances, comme ne travailler que quand une note est à la clé, se concentrer sur les tâches les plus payantes, bref, travailler à la carte pour optimiser ses bénéfices, et le sens des apprentissages lui échappera.

LE FREIN IDENTITAIRE

Une autre motivation extrinsèque peut, selon les cas, faciliter ou sérieusement compromettre l’engagement des élèves dans les apprentissages scolaires. Il s’agit des motivations identitaires. La représentation de qui l’on est, de ses valeurs, de son histoire, et des possibilités d’actions qu’on se donne sur cette base guide les décisions d’apprentissage, comme elle guide toute autre décision de la vie quotidienne. Quoique les élèves n’en aient pas du tout conscience, les représentations identitaires fluctuent avec le contexte. Par exemple, une jeune fille peut se percevoir, selon les circonstances, comme une mère, une professionnelle, une sportive, etc. Or, telle ou telle représentation identitaire est accompagnée d’émotions autoévaluatives qui dictent ce qu’il convient de faire dans chaque contexte de vie. C’est en particulier le cas des décisions d’apprentissage prises à l’école.

Cette variabilité identitaire est particulièrement préoccupante, du fait que les représentations du soi à l’école sont pénétrées de stéréotypes sociaux inégalitaires. Par exemple, les jeunes filles croient faussement que les filles « ne sont pas bonnes en maths ». Du simple fait qu’il conduit à réduire l’effort consacré aux mathématiques, ce stéréotype a une efficacité autoréalisatrice. De même, les élèves croient que, lorsqu’on vient d’un milieu défavorisé, on a moins de facilités à l’école. Les élèves concernés par les stéréotypes sociaux constatent l’aisance plus grande des élèves favorisés à s’exprimer, à demander la parole, et à avancer dans les apprentissages. Ici encore, le stéréotype a un effet autoréalisateur. Une erreur commise, une incompréhension, un passage au tableau humiliant vont conduire ces élèves à penser secrètement qu’ils n’ont pas les mêmes possibilités intellectuelles que les autres : les apprentissages difficiles « ne sont pas pour eux ». Il s’ensuit une perte de confiance en soi, une baisse de motivation, et des performances qui se dégradent de plus en plus.

RESTAURER LA CONFIANCE

L’observation du rôle des stéréotypes identitaires dans le rejet de l’école par les élèves afro-américains a conduit les chercheurs d’Amérique du Nord à recommander aux enseignants des gestes professionnels destinés à lutter contre les stéréotypes sociaux, et des interventions nommées interventions « éclairées » (« wise »), selon l’expression du sociologue américain Erving Goffman. L’idée centrale est que la lutte contre les stéréotypes sociaux implique d’immuniser, en quelque sorte, les personnes stigmatisées.

Le travail de Daphna Oyserman sur les inégalités scolaires1 s’appuie sur le caractère contextuel et fluctuant des représentations de soi. L’expérience de difficulté dans une tâche scolaire conduit les élèves à estimer que les apprentissages « ne sont pas pour eux », et que de manière générale, être à l’école ne leur permet pas d’exprimer « leur moi véritable ». L’intervention porte donc sur la construction d’une identité scolaire qui permette aux élèves socialement défavorisés d’entrer avec confiance dans les apprentissages.

Trois types de conditions psychologiques doivent être respectés pour qu’une intervention de ce type fonctionne : tout d’abord, les exercices proposés à chaque étape doivent être faciles à réaliser, pour avoir un effet positif et convaincant ; ensuite, l’intervention doit permettre à l’élève de visualiser la représentation du chemin du moi scolaire présent vers le moi professionnel futur, y compris les aléas rencontrés ; les stratégies à adopter en découlent d’elles-mêmes ; enfin, elle doit être conçue de telle manière que les représentations scolaires motivantes se forment implicitement dans l’esprit des participants (du fait de la structure des exercices) au lieu d’être présentées explicitement comme une norme à atteindre.

L’intervention comprend douze séances d’une heure réparties sur six semaines.

Dans la première session, les élèves s’interviewent mutuellement par deux sur les qualités qu’ils estiment avoir pour réussir à l’école. À l’issue de l’entretien, chacun inscrit sur sa feuille la ou les qualités sur lesquelles lui-même peut tabler pour réussir. Message implicite : chaque élève a une aptitude particulière sur laquelle il peut s’appuyer.

Dans la deuxième session, chaque élève choisit trois images de vies adultes possibles (rencontre amoureuse, vie de famille, profession), et commente le sens qu’a chaque image pour lui et à quel âge il imagine qu’elle sera réalisée. Le message implicite est qu’ils comprennent que chacun a ses valeurs personnelles et ses raisons d’apprendre.

Dans la troisième session, ils réfléchissent sur les personnes sur qui ils peuvent s’appuyer, par exemple leurs parents, tel ou tel ami, tel ou tel professeur, et sur ce qui peut faire obstacle à la réalisation de leurs objectifs, comme les jeux vidéos, l’entrainement d’un camarade, le manque de soutien du groupe de référence. Le message implicite pour cette session et les suivantes est que tout le monde rencontre des obstacles, mais on peut les éviter ou les surmonter.

Pendant les quatrième et cinquième sessions, chacun dessine la manière dont il imagine son propre chemin vers le futur, avec d’éventuels branchements entre possibilités alternatives : « Je travaille dur et alors… » ou « j’échoue à l’examen et alors… »

Les deux sessions suivantes se concentrent sur les stratégies permettant d’atteindre plus tard les « soi adultes » attendus, par exemple : étudier dans chaque matière, être attentif en classe, éviter les mauvaises fréquentations, ne pas se décourager dans les exercices difficiles, ne pas prendre de drogues.

La session 8 invite les élèves à déterminer les actions pour atteindre leurs objectifs. Les sessions 9 à 12 introduisent des exercices de résolution de problème permettant de réactiver les représentations identitaires scolaires.

Les résultats de l’intervention, expérimentalement contrôlés, montrent que dès la fin de la première année, deux fois plus de sujets du groupe contrôle redoublent ou ont des absences injustifiées que les élèves bénéficiant de l’intervention. Les élèves du groupe expérimental passent 70 % plus de temps sur leur travail à la maison que les sujets du groupe contrôle. Ces mêmes effets persistent la deuxième année.

Ce que montre cette intervention, c’est que les motivations intrinsèques ne peuvent se déployer que lorsque les élèves donnent un sens personnel à leur présence scolaire. Sentir que l’école est pour eux, comprendre le rôle de l’école dans la construction de leur propre avenir permettent aux élèves les plus défavorisés de s’engager dans les apprentissages. Le développement des motivations intrinsèques devient possible pour eux si les gestes professionnels appropriés relaient l’intervention.

Joëlle Proust
Directrice de recherche émérite au CNRS

Notes
  1. Voir la vidéo en ligne : https://tinyurl/y6lu56bm