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Pour une informatique qui aide à comprendre le monde

Eric Bruillard, coauteur de L’École digitale. Une éducation à construire et à vivre, nous livre sa réflexion sur le concept de « pensée informatique » et son évolution depuis les années 80. Il estime que l’un des rôles de l’école devrait être d’aider les enfants à mieux comprendre le monde, en liant l’informatique au monde physique, au monde social, et en prenant le temps…
Vous dites que dans les années 80, l’idée était qu’une « pensée informatique » permettait, à partir de situations virtuelles, de développer l’intuition. Pouvez-vous nous donner des exemples ? En quoi l’informatique permet-elle une compréhension plus précise de certains concepts ?

En fait, ce que l’on appelle aujourd’hui la pensée informatique n’était pas l’objectif recherché. L’idée qui prévalait était que l’informatique pouvait rendre concrets les concepts abstraits vus en mathématiques ou en physique, via la programmation. Dans le cadre de projets, des micromondes, étaient proposés aux enfants, c’est-à-dire des sortes de mondes intermédiaires, dont les objets ressemblaient à des objets concrets et sur lesquels fonctionnaient des logiques plus abstraites via la programmation. Ils pouvaient les explorer librement ou avec le soutien des enseignants. Selon l’expression de Seymour Papert, ces micromondes constituaient « des outils pour penser avec ».

L’aspect concret rendait les objets plus facilement compréhensibles et manipulables, permettait de voir les erreurs. L’aspect abstrait permettait de faire des constructions complexes. Ainsi, la trace laissée au cours des déplacements de la fameuse tortue utilisée dans le langage Logo, parfois matérialisée par des dispositifs techniques programmables (coccinelle, tortue de plancher, etc.), donnait à voir des figures, correspondant ou non au projet initial de l’élève. Il pouvait jouer à la tortue pour mieux comprendre et ressentir les commandes à transmettre. Une posture anthropomorphique (le corps n’est pas absent dans le processus d’apprentissage) pouvait faciliter la résolution des problèmes, la détection et la correction des erreurs.

En physique, les thinkertools (outils de pensée) de Barbara Y. White et John R. Frederiksen fonctionnaient un peu de manière inverse. Selon eux, les intuitions issues du monde réel sont trop fortes pour être surmontées. Ce que l’on voit et ce que l’on ressent avec son corps conduit à des théorisations erronées (des misconceptions). Par exemple, prenons le frottement. Ses effets interfèrent avec la compréhension de la force, du mouvement, de l’accélération et de l’impulsion. D’où l’idée de (re)construire l’intuition par des expériences virtuelles. Le détour par l’expérience dans un monde abstrait, sorte de monde épuré, permet de mieux comprendre ensuite le monde réel qui nous entoure.

Dans un langage actuel, on pourrait dire qu’il s’agit de concevoir des modèles opérationnels, que l’on peut faire tourner, que l’on peut donner à compléter et à explorer, en paramétrant différemment les objets présents et en en créant de nouveaux. C’est une vision de l’apprentissage par la découverte guidée qui était promue, ce qui n’est pas facile à faire vivre dans les écoles.

Aujourd’hui, cette idée de pensée informatique est-elle encore présente ou suffisamment présente dans l’école ?

D’une certaine manière, ce sont avec des grands jeux en ligne multijoueurs, bien qu’ils ne soient pas orientés vers l’apprentissage, que l’on pourrait retrouver une incarnation nouvelle des idées des années 1980. Ainsi, Minecraft offre des environnements de construction, permet l’exploration individuelle et collective, des tâches à accomplir, des stratégies d’essai-erreur, etc. Toutefois, leur scolarisation (intégration au fonctionnement standard du système scolaire) conduit souvent à reproduire les formes plus habituelles des activités scolaires, loin des potentialités que l’on peut entrevoir.

Actuellement, ce qui est nommé pensée informatique est très différent. C’est une expression, presque un slogan publicitaire, un prétexte pour enseigner la programmation, voire le codage, comme une activité séparée. Je vous renvoie à un texte paru dans la revue Sticef1 issu d’une table ronde sur la pensée informatique, qui fait un tour d’horizon de cette question.

Peut-on enseigner une pensée ? N’y aurait-il d’ailleurs qu’une seule pensée informatique ? Question pas si simple, la pensée informatique revendiquée est plutôt une pensée d’action, pas une pensée de compréhension. Des progressions sont conçues, uniquement pour la maitrise des concepts de programmation.

Mais l’informatique de 2020 n’est plus tout à fait celle de 1980. Qualifiée de numérique, elle a envahi une majorité des activités humaines. Un des rôles de l’école pourrait être d’aider les enfants à mieux comprendre ce monde dans lequel ils vivent, un monde dans lequel de multiples objets captent et échangent des informations, entre eux et avec les humains.

Ainsi, des objets connectés simples pourraient être programmés et paramétrés par les élèves (capteurs de bruit, de température, d’hygrométrie, de CO2, etc.), pour déclencher des alertes selon des seuils choisis. Les élèves pourraient vivre les effets de ces alertes et en discuter au sein de la classe : croisement de l’informatique et d’un monde social. Notons que d’autres objets sont en lien avec les micromondes que l’on a évoqués précédemment (voir Air puck world, Jeulin ou d’autres fournisseurs). Une pluralité d’objets physiques et d’objets connectés peut contribuer à construire des environnements riches et intéressants.

Avec internet et les réseaux sociaux, une sorte de vision commune de l’informatique s’est répandue autour de la communication et du virtuel : une sorte de deuxième monde, parallèle au monde physique dans lequel nous vivons, culminant dans Second Life2 fournit un historique intéressant et maintenant avec le métavers (univers virtuel). D’autres visions sont possibles, avec les imprimantes 3D, les objets connectés, etc., l’informatique s’inscrit dans la matérialité et dans notre monde physique.

Vous expliquez qu’on ne peut séparer les tâches de haut niveau cognitif des tâches de bas niveau, et donc que confier ces tâches de bas niveau aux instruments est une erreur. Quels sont les risques auxquels vous pensez ?

On risque de confondre la classe avec une entreprise de production pour laquelle seul ce qui est produit aurait de l’importance. Dans l’apprentissage, c’est souvent le processus mis en œuvre qui est central. Il ne s’agit pas, en général, d’une sorte de jeu de la performance, dans lequel il faut résoudre un problème ou accomplir une tâche dans le minimum de temps, avec le minimum d’actions (sauf dans des objectifs d’automatisation de procédures, comme pour le calcul mental ou écrit). L’argument est souvent que l’instrument permet de gagner du temps. Les technologies nous poussent sans arrêt à accélérer le temps. Mais il nous faut au contraire le ralentir pour permettre les apprentissages.

On peut tirer parti de beaucoup de choses, mais on ne sait pas saisir les occasions, on ne prend pas le temps de le faire et on ne les voit pas. Voir est une expertise.

Je prendrai un exemple déjà ancien. Un collègue psychologue m’avait demandé conseil sur la calculatrice utilisée par son fils. Elle paraissait détraquée et selon lui au lieu de multiplier, elle effectuait une division. Il me montre un exemple simple. Il entre 24 puis multiplie par 10 et la calculatrice affiche alors 2,4 (ou plutôt 2.4).

Un discours assez dominant sur les technologies prétend qu’il n’y a nul besoin de savoir comment elles fonctionnent. Toutefois, quand cela dysfonctionne, on essaye de trouver une explication, qui s’appuie sur un modèle implicite du fonctionnement. Ce modèle n’est pas réfléchi et correspond souvent à des conceptions erronées qui justifient ou induisent des actions inefficaces, voire dangereuses. Là, mon collègue pensait qu’une sorte de relai pouvait être inversé, ce qui pouvait expliquer que l’opération inverse était déclenchée. Cette idée de fonctionnement l’a conduit au processus de dépannage : identifier le relai en question et l’inverser à nouveau. Mais cette explication ne prenait pas en compte le fonctionnement d’une calculatrice. C’est souvent le cas pour les d’instruments numériques : leur fonctionnement est totalement opaque. L’utilisateur ne voit rien des processus effectués.

En fait, la calculatrice était simplement programmée pour un mode spécifique d’affichage des nombres. Effectivement un petit 2 apparaissait sur l’écran, mais n’était pas lu, puisque non attendu et ne correspondant pas à une connaissance aisément activable dans la situation. Ce petit 2 signifiait 2,4×102, soit la notation scientifique du 240 attendu.

Cette absence de connaissances est renforcée par les usages quotidiens des technologies informatiques via les smartphones. Par exemple, beaucoup d’étudiants utilisent Wikipedia, et n’ont jamais prêté attention aux liens comme Voir l’historique, n langues, Discussion. Ils n’ont pas même idée que cela puisse exister. Or, cette encyclopédie peut vous proposer un article sur un mot ou un concept en y associant son historique de construction, des articles dans d’autres langues (avec des articles proches ou parfois très éloignés) et des éléments de discussion, voire de controverse, sur ce qui est exposé ou non dans l’article proposé. Ces étudiants n’ont ni curiosité ni attente particulière parce qu’ils ne savent pas à quoi cela pourrait leur servir.

Pour résumer, l’idée est de prendre le temps de l’exploration, de tester dans un cadre sécurisant comme l’école, afin de se rendre peu à peu capable de performances dans un monde qu’on a pris le temps de comprendre. Une informatique vue comme un instrument de travail, mais aussi un instrument de réflexion, qui nous fournit de grandes quantités de données qu’il faudrait savoir collecter, organiser, traiter, visualiser, interroger. Cette intelligence des données, dans de multiples formes et contextes, devrait être un des grands objectifs de l’enseignement obligatoire.

Si vous pouviez décider des orientations dans l’Éducation nationale, quelles premières mesures auriez-vous envie de prendre pour construire une école digitale de bon niveau accessible à tous ?

Je ne saurais le dire. Former les enseignants et leur faire confiance, les aider à construire et faire vivre cette école.

Eric Bruillard
Professeur des universités en sciences de l’éducation, Université Paris Cité
Propos recueillis par Sylvie Grau

Références

Éric Bruillard, « Perriault et Logo », Distances et Médiations des savoirs n° 37, 2022 : http://journals.openedition.org/dms/7645.

« L’écriture inclusive ouvre des liens surprenants. Réflexions en didactique de l’informatique », Sticef, vol. 27, n° 1, 2020 : http://sticef.univ-lemans.fr/num/vol2020/27.1.4.bruillard/27.1.4.bruillard.htm.

Joël Boissière et Éric Bruillard, L’École digitale. Une éducation à construire et à vivre, Armand Colin, coll. Sociologie, 2021.


 

Notes
  1. Béatrice Drot-Delange, Jean-Philippe Pellet, Yannis Delmas-Rigoutsos, Éric Bruillard, « Pensée informatique : points de vue contrastés », Sticef (Sciences et technologies de l´information et de la communication pour l´éducation et la formation), vol. 26, n° 1, 2019 : http://sticef.univ-lemans.fr/num/vol2019/26.1.1.drot-delange/26.1.1.drot-delange.htm.
  2. Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Second_Life.