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Osons enseigner la danse !
Aujourd’hui, la classe de 2de générale et technologique de ce lycée polyvalent en zone d’éducation prioritaire présente sa création chorégraphique. Derniers filages, la chorégraphie a perdu presque un tiers de sa durée grâce à la fluidité des enchainements de tableaux et a gagné en intensité. Les placements, sorties et entrées de scène s’enchainent. L’excitation monte.
« Vous allez vivre un moment extraordinaire, et moi aussi d’ailleurs ! Oui, vous avez peur, le trac monte, mais ce moment est magique, alors savourez ! Rappelez-vous, votre force viendra de votre engagement dans le rôle que vous avez créé, du placement de votre regard. Et si vous vous trompez, continuez comme si de rien n’était, peut-être aurez-vous laissé advenir une pépite que nous, spectateurs, avons appris à saisir ! »
C’est cela la dernière séance d’un cycle de danse ! Ce point d’orgue qu’est la présentation, vécue par les élèves avec appréhension. « Mon premier obstacle était la barrière dans ma tête et écouter mon propre corps », dit Naïm. « La danse, c’est un défi : essaie et tu sauras si tu es capable de te dépasser émotionnellement. Je danse, donc je suis ! », affirme Marie-Jeanne.
Le cycle de danse de dix à douze séances de deux heures est l’occasion de faire vivre à tous les élèves cette expérience unique, à condition de jouer le jeu, quel que soit le niveau de classe ou d’expertise des élèves : composer, interpréter, présenter une chorégraphie à des spectateurs. Car l’art se définit par le triptyque auteur-œuvre-spectateur. L’artiste exprime sa vision du monde dans son œuvre, œuvre présentée aux spectateurs qui la recréent avec leur culture, leur histoire, leur imaginaire.
« La démocratisation de la création artistique passe par l’école […]. Ces pratiques artistiques les rendent fiers de leurs actes et leur permettent de s’ouvrir à d’autres expériences. »1 Si les élèves contribuent au projet du début à la fin, je suis la première chorégraphe de la classe avec ces débutants et je leur dévoile la composition progressivement. Pour dépasser la grande diversité de leurs représentations, je montre aux élèves beaucoup d’extraits vidéos d’œuvres2 de styles très différents, en solo, duo, avec de nombreux interprètes, des filles, des garçons, etc. De la même manière, j’utilise des musiques très différentes pour suggérer des univers, des qualités de mouvement très divers. La musique définitive est choisie une fois la chorégraphie terminée. Cette démarche favorise l’engagement des élèves en danse et une découverte de soi. « Ce fut un choc, je ne m’attendais pas du tout à cela, moi qui croyais que cela allait être facile ! Grâce à la danse, je sais m’apprécier et m’accepter telle que je suis », analyse Ernestine.
Choisir une intention, c’est la première étape. Et c’est une étape décisive, elle doit concerner les élèves, être choisie avec soin. Ici, ce sera « l’autre, cet inconnu ». Construire le projet expressif (ce que l’on veut dire), c’est la deuxième étape que je guide de manière serrée. D’abord un brainstorming : « Dites tout ce qui vous passe par la tête, on ne réfléchit pas ! » Il faut beaucoup de mots, d’expressions, voire de croquis, schémas. On rassemble ce qui se ressemble. Puis vient l’étape du choix : on garde ce qui plait le plus et on jette ce qui parait trop difficile ou auquel on tient le moins. Nous avons gardé : indifférence, opposition-rejet, curiosité, attirance-embrasser-enlacer, sérénité. Plutôt que faire beaucoup de groupes de six élèves au plus, comme pour les examens, je préfère ne faire qu’un ou deux groupes : cela contribue à construire le groupe classe et c’est plus facile à gérer.
Vient le choix de l’architecture. Plusieurs architectures sont possibles : scénario, couplet refrain, variation sur thème3. Nous avons choisi une variation, c’est-à-dire que divers tableaux vont exprimer successivement des points de vue différents.
Pas de création ni apprentissages sans contraintes. Les artistes s’imposent eux-mêmes leurs contraintes pour créer. À l’école, c’est l’enseignant. Ici, j’ai imposé un unisson (danser la même chose en même temps) pour contraindre les élèves à apprendre à danser à l’écoute, des moments en duo pour que les élèves aient l’occasion de danser avec une personne de leur choix et leur permettre une expression plus personnelle, des contacts-contrepoids-portés pour apprendre à toucher l’autre, lui donner son poids, et la répétition ou l’accumulation pour densifier les phrases gestuelles.
Pour le choix des différents tableaux, les choix d’espace scénique et de relations interdanseurs, je montre des extraits d’œuvres pour comprendre les effets que produisent les différentes organisations spatiales, les groupements, les unissons, etc. Nous construisons des storyboards (voir illustration) qui seront affichés en permanence, servant de conduite. Pour chaque tableau, le plateau est dessiné avec les placements et déplacements que nous décidons ensemble. Tout est modifiable au cours de l’avancement de la chorégraphie si nous estimons qu’une autre organisation serait plus opportune.
« J’ai compris que mes gestes étaient forts s’ils portent une intention », souligne Mélanie. Tout reste à faire ! Les élèves savent ce qu’il y a à exprimer, c’est ça qui va les porter, finaliser leurs explorations et donner du sens aux acquisitions techniques nécessaires. Je ne leur demande jamais de reproduire ce que j’aurais construit à l’avance. Par contre, je peux montrer comment se déformer, comment placer son regard, comment donner son poids, etc.
Pour chaque tableau, les élèves passent par une phase d’exploration : chercher et réaliser le plus de mouvements ou de façons de se déplacer possibles en fonction de ce qu’on veut exprimer. Plus le nombre de réponses est important, mieux c’est. Il faut pouvoir jeter beaucoup pour ne garder que le plus signifiant. Mais pour que les élèves explorent, il faut qu’ils osent danser ensemble et donc apprennent à lâcher prise. Au début, je propose des situations de vie quotidienne à partir de marches. Tout le monde danse ensemble. Progressivement la confiance se construit dans le groupe.
Puis on passe à des présentations par demi-classe. Une règle : chacun, interprète ou spectateur, offre quelque chose. Les interprètes offrent leur danse aux spectateurs, qui, jamais inactifs, doivent en retour proposer un titre. Plus il y a de titres différents, mieux c’est ! Cela rend compte de la richesse de ce qui a été dansé. Les élèves apprennent à affronter le regard des autres, car aucun jugement de valeur n’est accepté. « Au début, il est difficile de ne pas avoir peur d’être jugé. J’ai pris confiance en moi et j’ai même découvert que le moche peut être beau ! », dit Juliette. « Les autres étaient là, comme moi, alors pourquoi auraient-ils un jugement de valeur ? », interroge, quant à elle, Lamia.
Nous avons besoin d’apprendre à danser à l’unisson pour le tableau 6. Je montre des chorégraphies d’Alvin Ailey et Vertical Road d’Akram Khan. Absolument rien ne sera fixé jusqu’à la présentation : cela contraint les élèves à être à l’écoute des autres en permanence, ouvrir son regard, les sentir, suivre celui ou celle qui est devant. Mais si on ne voit personne, c’est qu’on est leadeur et qu’on doit oser se lancer. Les élèves apprennent à être disponibles pour danser d’autres gestuelles que les leurs, mais aussi à assumer d’être leadeurs, rôle par lequel chacun doit passer. Puis on choisit ensemble les placements. Par exemple, le groupe resserré produit des effets d’union très forte. Je peux donner des consignes pour changer le tempo des gestuelles, en répéter quelques-unes, désagréger l’unisson puis le reconstituer. Le professeur aussi doit ouvrir son imaginaire !
Pour suggérer une lutte entre deux personnes ou deux groupes, porter et recevoir des coups, ou au contraire se découvrir dans les duos, les élèves ont besoin d’apprendre à se déformer ou initier un mouvement par n’importe quelle partie du corps et savoir l’arrêter. Je montre un extrait de In Memoriam Part 1 et Part 2 de Sidi Larbi Cherkaoui4 pour que les élèves voient des corps se déformer et comprennent comment le mouvement évoque la sensualité (doux, lent, rond) ou au contraire la violence (puissant, rapide, direct). Par deux, je demande d’initier le mouvement par l’épaule, la hanche, le sternum ou entre les omoplates, avec des énergies et des vitesses différentes selon ce qu’on veut exprimer. Il est intéressant de s’appuyer sur les élèves pratiquant le hip-hop, qui savent très bien dissocier.
Osons le dire, on a toujours un peu peur, on va vers l’inconnu, tout ne peut être décidé à l’avance. Mais oser enseigner la danse, c’est s’ouvrir à tout un univers, offrir aux élèves l’occasion de s’approprier un patrimoine au départ complètement étranger, se confronter à soi, au regard de l’autre, s’y livrer et se libérer. Cette expérience laisse des traces. Comment l’exprimer ? « La danse… une activité si loin de moi… un miroir de l’âme ? Un moyen de transmettre ce que le cœur et la bouche ne peuvent dire », lance Naïm. Quant à Orlando, il dit tout simplement avoir « découvert un monde ».
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Ce qui s’apprend en EPS
Coordonné par Sabine Coste et Jacky Wattebled
Mal reconnue, bien qu’obligatoire à tous les niveaux, l’EPS contribue à l’acquisition du socle commun, donne accès à des pratiques motrices et à la culture physique, sportive et artistique, tient une place de choix dans l’entretien de la santé et du bienêtre, contribue à l’égalité entre les filles et les garçons et à l’inclusion.
Notes
- Danielle Bellini, Michel Duffour, Fabrique de la ville, fabrique de cultures, Éditions du Croquant, 2020.
- Voir de très nombreux outils sur le site d’EPS et Société : http://www.epsetsociete.fr/Des-petits-riens-ou-des-outils.
- Françoise Torrent, Apprendre oui mais quoi ? http://www.epsetsociete.fr/IMG/pdf/apprendre_oui-mais-quoi.pdf.
- https://www.youtube.com/watch?v=BAkg6YrWk1g