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Livre du mois du n° 593 : Le ghetto scolaire

Quand une ancienne ministre et un sociologue unissent leurs plumes pour proposer des pistes permettant d’« en finir avec le séparatisme scolaire » (sous-titre de l’ouvrage), cela donne une publication facile d’accès, mais documentée et rigoureuse, et surtout pas un livre de recettes où on nous livrerait le mode d’emploi simple pour réduire les inégalités à l’école à travers des diatribes contre les dérives néolibérales.
Le constat est désormais largement partagé : l’école française est inégalitaire et même a tendance à renforcer les inégalités. Ce n’est pas nouveau et les auteurs se gardent bien d’idéaliser une école d’avant la massification, qui reposait sur la séparation des élèves en deux réseaux distincts, selon des critères sociaux de fait, malgré quelques « exceptions consolantes », pour reprendre l’expression de Jean-Paul Delahaye. Mais cela était davantage admis et le diplôme n’avait pas l’importance qu’il a aujourd’hui.
Avec de nombreux chiffres à l’appui, il est montré que la ségrégation est toujours à l’œuvre dans notre école actuelle, l’enseignement privé jouant un rôle majeur dans cet état de fait. 10 % des collèges concentrent une immense majorité d’enfants de parents ouvriers ou au chômage, et 10 % l’immense majorité des élèves d’origine sociale très favorisée. « L’école de la République, censée combattre [les inégalités] n’est pas seulement devenue celle qui s’en accommode, mais celle du tri, silencieux et bien réel, entre les élèves. »
Mais l’intérêt principal du livre n’est pas tant dans ces constats que dans les propositions qui sont faites pour atténuer le phénomène, en s’appuyant sur l’expérimentation initiée sous le ministère de Najat Vallaud-Belkacem pour introduire de la mixité sociale en collège. Il s’agissait de combiner une impulsion nationale et une mise en œuvre locale qui pouvait prendre diverses formes : nouveau périmètre de recrutement pour les collèges, fusion de deux établissements, l’un favorisé et l’autre non.
Des départements et des villes ont joué le jeu et de premiers pas ont été accomplis vers plus de mixité, en veillant toutefois (et les auteurs reconnaissent que ce n’est pas simple) à ce que l’on retrouve cette mixité au sein des classes. Les premiers résultats sont encourageants.
Vingt-deux territoires ont été volontaires en 2016, comprenant quatre-vingt-quatre communes, de droite comme de gauche. L’enseignement privé a été aussi sollicité, avec quelques avancées. Un accompagnement par l’École d’économie de Paris a permis de mesurer les premiers impacts de l’expérimentation. Ainsi, à Toulouse, le regroupement de collèges a permis une amélioration de la réussite au brevet, sans que pour autant on ait assisté à un « nivèlement par le bas », donc sans qu’il y ait de conséquences néfastes pour les « bons élèves ». Peu à peu, les réticences des parents d’élèves ont diminué et on n’a pas noté une fuite vers le privé.
Malheureusement, cette expérience s’est arrêtée avec l’arrivée de Jean-Michel Blanquer. Alors qu’il faudrait au contraire une amplification et une politique publique nationale d’ampleur, inventive et s’appuyant sur le local : « Ne lâchons rien à ceux qui voient dans la démocratisation scolaire un problème plutôt qu’une solution. »
Questions à François Dubet et Najat Vallaud-Belkacem
Najat Vallaud-Belkacem : Le débat public manque de dialogue sérieux entre la politique et le monde savant, et, ministre, j’ai vécu avec frustration la déconsidération dans laquelle sont tenues les sciences de l’éducation. Comme si on pouvait tout réinventer sans tenir compte de résultats des recherches ! Au printemps 2023, comme les premières évaluations de l’expérimentation sur la mixité des collèges lancée en 2015 venaient d’être publiées, j’ai trouvé pertinent d’en rendre compte d’autant qu’elles n’ont pas fait l’objet d’un fort relais médiatique !
François Dubet : Tout ce travail scientifique ne mériterait pas une heure d’effort s’il ne servait à rien. J’avais eu beaucoup de sympathie pour le travail de Najat sur les collèges, j’ai mal vécu la liquidation de ce projet de réforme par son successeur. Il me semblait important dès lors d’intervenir dans un moment où le débat sur l’école est d’une pauvreté insigne, avec des mesures nostalgiques plus ou moins rationnelles, ou bien une contestation sans vraies propositions. Il faut en fait du courage pour émettre des propositions, en se référant à une éthique de responsabilité.
N. V.-B. : C’était une gageüre de tenir ce ton. Un ministre ne décide pas de tout, il faut prendre en compte le terrain, s’interroger sur le rôle des collectivités locales, écouter les demandes des familles en les embarquant dans un dialogue pour dépasser les réticences. C’est la manière de conduire les réformes qui est en jeu, dans un contexte où la méfiance vis-à-vis des institutions est un peu terrifiante.
F. D. : Maintenant que le livre est écrit, je trouve qu’on n’a pas assez souligné qu’il existe un imaginaire français sur la rue de Grenelle qui dirigerait un monde bureaucratique et homogène, alors que c’est un décor et que, derrière, il y a des disparités considérables. Il faut agir au niveau où les problèmes se posent et renoncer à idée qu’il y aurait une réponse universelle à des problèmes qui seraient les mêmes partout. Ce petit livre à priori modeste pourrait l’être moins qu’il n’en a l’air, à un moment où l’imagination politique n’est pas franchement au pouvoir.
F. D. : Effectivement, on ne gagnerait rien à remplacer de la ségrégation sociale par de la ségrégation scolaire. Mais il faut combiner la lutte contre les deux, sinon on reste dans les incantations.
N. V.-B. : Je me demande d’ailleurs si, en passant par le sujet de la mixité sociale, on n’en vient pas à progresser sur la mixité scolaire. Dans les faits, une mixité sociale plus ou moins imposée aboutit plutôt à des établissements où il y a plus de mixité scolaire. À condition de ne pas créer des sections ou des filières élitistes.
F. D. : Je suis finalement surpris de l’évolution de l’opinion publique sur cette question, alors qu’il me semblait qu’elle était plutôt favorable à l’homogénéité. La question essentielle est : est-ce qu’une société est capable d’éduquer ensemble sa jeunesse ? Il y a un enjeu civique : il est bon que les futurs citoyens de ce pays vivent un peu ensemble avant que la vie ne les sépare. À cet égard, la ministre précédente est allée trop loin et a en cela rendu service à la communauté éducative, en posant, à son corps défendant, dans le débat des questions comme celle de la mixité et de la place du privé.
F. D. : Les inégalités sociales déterminent largement les inégalités scolaires. Mais une fois qu’on a dit ça, on n’a rien dit sur les moyens de faire mieux. Bien sûr que la pédagogie a un impact, mais je dirais qu’on a surtout oublié la dimension éducative de l’école en étant obnubilés par les diplômes. Connaissances et compétences acquises à l’école ont une valeur en soi. L’école est trop perçue comme une machine à trier les gens plus qu’à les éduquer.
F. D. : Aujourd’hui, le privé est plus inégalitaire qu’il ne l’était. Les IPS (indices de position sociale) du privé ont augmenté de cinq points en cinq ans. On ne pourra pas éternellement continuer à le financer sans regarder ce qui s’y passe et sans imposer de la mixité.
N. V.-B. : N’oublions pas cependant que 80 % des élèves sont dans le public, c’est là qu’est la masse, il faut regarder aussi ce qui se passe entre établissements publics. Et le renforcement de la mixité sociale ne doit pas consister pour le privé à aller chercher les meilleurs élèves boursiers en déshabillant le public de ces élèves-là.
N. V.-B. : On ne dit pas assez dans le débat public que le malaise enseignant est aussi dû au fait qu’on laisse perdurer l’absence de mixité sociale, ce qui se traduit pour nombre d’enseignants par une galère insupportable. Dans les différents articles de presse sur le rapport PISA, on n’a pas suffisamment parlé des élèves qui se disent insuffisamment accompagnés et comment mieux accompagner les élèves ?
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