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Lire Annie Ernaux quand on est enseignant
Francine Best, co-organisatrice de cette session, avait voulu que la pédagogie et les questions d’école aient leur place au milieu de considérations plus littéraires (mais aussi une intervention passionnante du sociologue Christian Baudelot et une soirée de chansons). Aussi m’avait-on demandé une double contribution : indiquer en quoi la lecture de certains de ses livres pourrait en apprendre beaucoup aux enseignants ; évoquer ce qui se fait dans les lycées (voire les collèges) comme pratiques pédagogiques à partir de son œuvre (en lettres, mais aussi en sciences économiques et sociales où elle est devenue incontournable quand on analyse les classes sociales).
Je voudrais ici donner quelques aperçus de mon intervention, sur le thème des fractures sociales et culturelles que, selon moi, Annie Ernaux permet de mieux saisir, dans leur complexité. Ce n’est pas pour rien que nous l’avons mise en exergue du dossier sur la maitrise de la langue. Annie Ernaux nous aide notamment à comprendre ce qui est en jeu dans le maniement de la langue de l’école, sans pour autant nous donner de leçons, que ce soit sur le mode de l’élitisme tourné vers le passé ou sur celui du populisme démagogique.
Dans La Place, dans Une femme, dans Les Armoires vides (qui se présente comme fiction), Annie Ernaux évoque son itinéraire douloureux qui la conduit, certes, sur le chemin de la réussite scolaire, mais à un prix très élevé, une certaine trahison de ses origines. On est loin de l’exaltation de l’ascension sociale, de la saga de la méritocratie. Un auteur comme Jean-Yves Rochex1souligne à juste titre les souffrances ressenties par la jeune écolière lorsqu’elle se sent exclue d’un certain univers, quand elle mesure les écarts entre son univers quotidien et celui de la culture, mais ne règle-t-il pas trop vite les problèmes en mettant en avant l’accès à l’universel, sorte de happy end triomphant qui ne correspond pas vraiment au ressenti ultérieur de l’auteure ? On peut et on doit se poser la question avec les enseignants : à quel prix et comment éviter la persistance de la souffrance, le sentiment de reniement de ses origines ?
L’école (un établissement privé, il est vrai, et d’ailleurs plutôt médiocre) a peu aidé, semble-t-il, Annie Ernaux à vivre ces tensions, sans doute inévitables, mais dont on peut sans doute atténuer les effets ravageurs. Dès lors, on peut travailler en formation autour de quelques questions que suggèrent des passages choisis d’Annie Ernaux : Qu’est-ce qui a changé dans les phénomènes décrits par l’auteure, qu’est-ce qui reste vrai ? Dans votre pratique (d’ancien élève, d’enseignant), ne peut-on trouver des exemples qui évoquent le même ressenti face aux écarts culturels ? Comment faire la différence entre une inévitable distance entre l’école et la vie et un fossé insupportable où l’alternative n’est plus que se soumettre ou se démettre (dans le refus, parfois la violence) ?
L’étude de textes littéraires qui évoquent ces questions plus ou moins directement peut être un «plus», comme l’a montré Philippe Meirieu dans un ouvrage trop peu connu2et qui proposait des pistes très stimulantes en la matière. Il ne s’agit pas seulement d’illustrer par des textes de fiction des considérations sociologiques ou psychologiques, mais d’organiser des débats, d’interroger des textes qui peuvent être interpelants pour le futur enseignant ou l’enseignant en place3.
Avec une précaution indispensable : ne pas mythifier la littérature comme on a trop tendance à le faire dans notre pays, en ce sens qu’elle dirait une vérité plus profonde que des traités savants et des enquêtes plus austères. Mais la sélection de textes bien choisis, soit sur une certaine vision de l’école, soit sur certaines représentations familiales du savoir, du monde de la culture, peut être particulièrement féconde. La formation des enseignants devrait en tenir compte.