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L’intelligence est-elle plurielle ?
Michèle Mazeau, Tom Pousse, coll. À l’épreuve des faits, 2025L’auteure, médecin de rééducation spécialisée dans les TND (troubles neurodéveloppementaux) a déjà publié beaucoup dans ce domaine, dont elle est une référence incontournable. Elle fait ici un pas de côté pour aborder le concept d’intelligence, son évolution, sa mesure et les règles universelles d’apprentissage scientifiquement validées ou non.
Peu de surprises en ce qui concerne la définition de l’intelligence, capacité d’analyser, de comprendre et de modifier son environnement, de s’adapter à des situations nouvelles, de catégoriser, d’abstraire et de raisonner en établissant des liens logiques, de concevoir et réaliser des projets complexes. Comment le modèle de Cattell-Horn-Carroll (CHC) fait aujourd’hui consensus dans la communauté scientifique et pourquoi les tests psychométriques sont indispensables pour poser un diagnostic fiable en termes de TND afin de proposer l’accompagnement le plus efficace possible aux personnes touchées par ces handicaps souvent invisibles.
Pour Michèle Mazeau, l’intelligence d’une personne ne présentant aucun trouble cognitif est stable tout au long de la vie, c’est-à-dire qu’il reste dans la même tranche de la courbe de Gauss des résultats obtenus par la population générale de son âge. L’intelligence serait surtout héritée et, dans une moindre mesure, la résultante de l’environnement et de l’éducation. Et « plus on vieillit, plus on est dépendant de ses gênes », précise-t-elle.
Un mode de vie défavorable (alimentation, sommeil, stress, éducation, etc.) ne permet pas à l’enfant d’exprimer tout son potentiel génétique. Un enfant naît avec un noyau de connaissances (sens de l’espace, du nombre, du temps, de l’objet, de la probabilité, etc.), et les apprentissages ultérieurs se construisent sur ces bribes de circuits, plus ou moins facilement en fonction de l’environnement familial, social, scolaire, de la motivation, et de la personnalité. Les écarts apparaissent dès les premiers mois de vie et persistent, voire s’accentuent. D’autres facteurs peuvent intervenir : stéréotypes de genre, confiance en soi, sentiment de compétence, choix pédagogiques… et c’est sur ces éléments que parents et enseignants peuvent espérer agir.
Michèle Mazeau livre aussi ses convictions sur les théories pédagogiques invalidées ou non validées par la science. Elle accorde une place importante à la théorie des intelligences multiples d’Howard Gardner, dont elle démontre les faiblesses. Rappelons qu’Howard Garner lui-même a écrit en 2016 que sa théorie n’était plus d’actualité sous sa forme initiale. Même si elle comprend la volonté de valoriser les enfants qui n’ont pas une intelligence « scolaire », elle craint que nier l’existence du facteur g (« l’intelligence générale ») et confondre « talents » et « intelligence(s) » n’aboutisse au déni des TND et n’induise parents et enseignants en erreur.
Elle revient aussi sur les styles d’apprentissages : « les mécanismes d’apprentissage sont communs à tous » et « répondent à des lois universelles liées au fonctionnement cérébral ». Elle cite les expérimentations qui démontrent que la qualité de l’apprentissage ne dépend pas du support et que l’efficacité passe par la multimodalité sensorielle.
Elle reconnait à Antoine de La Garanderie le mérite d’initier les élèves à la métacognition, de les mettre en projet d’entrer dans les apprentissages, d’expliciter les gestes mentaux (attention, compréhension, réflexion, mémorisation, imagination, etc.) et d’être les acteurs conscients de leur pensée, mais elle conteste le fait que les apprenants auraient chacun leur façon d’évoquer et d’encoder les connaissances à acquérir. Pour elle, comme pour la plupart des neuroscientifiques, les différences d’évocations viennent de la tâche à accomplir ou du support proposé, de la situation ou du contexte, et non des particularités des apprenants. Contrairement à l’intelligence, les profils d’apprentissage ne seraient donc pas une donnée stable pour un individu.
En tant que praticienne de gestion mentale, je répondrai que toutes les expérimentations citées étudient l’efficacité des apprentissages en fonction des supports, aucune ne porte sur la qualité des évocations en fonction des personnes. Dès 1988, dans un article écrit après la lecture de L’Homme neuronal de Jean-Pierre Changeux, Antoine de La Garanderie appelle de ses vœux des recherches sur les modalités d’évocation. Rappelons qu’avant d’obtenir un doctorat en philosophie, il a obtenu une maîtrise de biologie. Il s’est intéressé aux liens entre phénoménologie, neurobiologie et pédagogie bien avant l’avènement de la neuropédagogie.
Enfin, Michèle Mazeau résume les travaux de nombreux auteurs (Hattie, Dehaene, Houdé, Masson, etc.) pour souligner les points de consensus entre ces chercheurs et des focalisations spécifiques à chacun, qui devraient légitimement inspirer les enseignants.
Cet ouvrage amène l’enseignant à réviser ses connaissances sur l’intelligence et son évaluation, à s’interroger sur les éléments sur lesquels il a prise pour faire progresser les élèves et sur les meilleures méthodes pour y parvenir. En effet, si Steve Masson, dans son dernier livre , démontre que les fonctions exécutives ne s’entrainent pas parce qu’elles sont essentiellement héréditaires, et que Michèle Mazeau nous rappelle les recherches qui prouvent que l’intelligence l’est aussi, alors les pédagogues doivent explorer le champ des opportunités de faire évoluer positivement les élèves et travailler sur les pistes qui permettent d’optimiser l’héritage intellectuel dont chacun dispose :
- agir sur la dimension sociale : expliciter les objectifs et les attendus scolaires, compenser les inégalités sociales et sexistes, etc. Ce qui n’est pas sans rappeler la devise du CRAP, « Changer la société pour changer l’école, et changer l’école pour changer la société » ;
- prendre en compte la dimension émotionnelle : posture bienveillante et exigeante, développement de la confiance en soi et de l’estime de soi, valorisation des acquis et des talents annexes, motivation, etc. ;
- travailler la méthodologie des apprentissages, la métacognition et alléger tout ce qui mène à la surcharge cognitive.
Un livre qui bouscule des convictions et met en évidence la nécessité d’un dialogue entre praticiens de terrain et chercheurs.


