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Les écoliers de la place Gambetta

ballon de foot

ballon de footTous les personnages de ce texte sont bien réels, comme leur situation. Les failles de l’hébergement d’urgence en France impactent aussi les enfants et l’école, et l’arrivée de l’été ne les sort pas d’affaire. Un texte qui pique les yeux et les consciences.

Il est 21h30 sur une place grise d’une ville de banlieue, devant une gare routière moche. Jessie, tout sourire, tape avec ardeur dans un ballon avec deux autres enfants, tandis que les plus petits courent autour d’eux en s’époumonant et que les mères se précipitent pour les attraper quand une voiture traverse la place en trombe, au mépris du code de la route.

Que font-ils à cette heure-là, hiver comme été, dans la rue ? Ils attendent le passage de la maraude du 115. Quand la camionnette arrive, les adultes s’inscrivent et les bénévoles recensent les demandes de ce soir-là pour les transmettre au « central » qui leur indiquera en retour quelles mises à l’abri sont proposées, et qui reste à la rue. Priorité aux plus vulnérables. Les hommes ne sont pas pris, faute de place. Ils doivent squatter quelque part.

Pendant que la transmission se fait et qu’on attend le retour, les enfants continuent à courir, grignotant les biscuits et les fruits que les bénévoles du 115 ou des associations humanitaires de passage distribuent ce soir-là.

Jessie

Jessie a 8 ans, il est en CE2 à l’école Françoise-Dolto, de l’autre côté de la ville. Il adore son maître d’école et il garde toute la journée un sourire épanoui. Mais le plus difficile est d’être à l’heure le matin, à cette école, car le 115 n’a d’autre choix bien souvent que de l’emmener, sa mère et lui, dans un lieu de mise à l’abri qui est à trente kilomètres de là, faute de place dans l’agglomération elle-même.

Quelquefois, sa mère refuse la proposition, sachant quelle galère ce sera pour revenir le lendemain matin, et elle trouve « une solution », on ne sait pas laquelle. Mais ce soir-là, trop fatiguée pour imaginer une nuit dehors ou quémander à des amis un tapis par terre chez eux, elle accepte la mise à l’abri du 115.

Il est 22h30, la camionnette du 115 termine sa noria et emmène enfin Jessie et sa mère à trente kilomètres, dans un gymnase désaffecté réaménagé en hébergement de nuit. Ils s’allongent sur le lit après avoir fait un tour aux toilettes en se bouchant le nez.

Le lendemain matin, il fait froid, mais il est 7h, il faut sortir du gymnase qui ferme, sans avoir déjeuné bien sûr. Jessie et sa mère doivent maintenant trouver le moyen de revenir dans la ville où le garçon va à l’école. La mère de Jessie se résout à prendre le train sans billet, et ce jour-là, par chance, il n’y a pas de contrôle. Jessie sera en retard à l’école mais les enseignants connaissent la situation.

Et d’ailleurs ils s’inquiètent, comme les bénévoles humanitaires, pour les vacances d’été : plus de suivi scolaire, plus de cantine ni de « goûters solidaires » organisés par les parents d’élèves, rien à faire toute la journée…Que vont-ils devenir pendant deux mois ?

Nina

Depuis plusieurs soirs, à la maraude du 115, place Gambetta, il y a aussi Nina, 13 ans, qui ne va pas à l’école, qui n’est inscrite dans aucun collège, faute d’avoir une adresse quelque part. Elle et sa mère sont arrivées comme demandeures d’asile, mais, venant d’un pays qui ne semble pas présenter d’insécurité, leur demande a été refusée. Elles ont donc dû quitter le CADA (Centre d’accueil des demandeurs d’asile) ; le jour elles sont dans la rue, la nuit elles sont hébergées par le 115.

Elles demandent aux bénévoles du 115 (grâce à une application de traduction sur leur téléphone, car elles ne parlent pas français) comment faire pour avoir une domiciliation – une adresse postale – au CCAS (Centre communal d’action sociale) de la commune. Mais celui-ci, qui croule sous les demandes, n’accepte cette démarche que pour des personnes qui peuvent prouver « un lien réel avec la commune ». À ce compte-là, quand Nina pourra-t-elle obtenir une inscription dans un collège ?

Non loin de là sont assises deux adolescentes boudeuses qui répondent à peine aux questions des membres de l’association humanitaire venue s’enquérir des besoins. Elles ont commencé des études dans une autre ville, que la famille a dû quitter pour des raisons embrouillées, et, depuis, elles sont à la rue avec leur mère et leurs deux petits frère et sœur. Aucun n’est scolarisé.

David

David, 6 ans, a davantage de chance. Ces derniers mois, il venait lui aussi chaque soir chercher l’hébergement du 115 avec sa mère, sa petite sœur et le bébé. Sa mère a plusieurs fois refusé l’hébergement proposé à trente kilomètres parce qu’il devenait impossible de revenir à l’école à l’heure le matin. Le plus souvent, ils ont dormi dans la minuscule chambre que leur père a dans un foyer grâce à sa carte de séjour « réfugié », en attendant que la famille obtienne un logement.

À cinq personnes dans cet espace exigu, les tensions étaient fréquentes et David devenait sombre et renfermé. Le maire d’une commune voisine, mis au courant et touché par leur situation, leur a proposé un hébergement humanitaire décent et David a retrouvé une scolarisation normale et le sourire.

Lucky

Tiens, ce soir, il y a aussi Lucky. Il est venu chercher un soutien auprès de l’association humanitaire qu’il sait pouvoir rencontrer place Gambetta. Mineur étranger isolé, il est hébergé par l’ASE (Aide sociale à l’enfance, service sous la responsabilité du Conseil départemental) – une chance, à côté de tous ceux dont on a nié la minorité et que l’ASE a remis à la rue.

Mais à part son hébergement en chambre collective dans un hôtel près de la gare et ses repas quotidiens, Lucky n’a rien, ne voit personne, n’a pas obtenu que commencent les démarches d’inscription dans un lycée professionnel comme il le souhaite et comme il y a droit. L’éducateur censé le suivre lui a promis de passer le voir. Mais rien n’avance depuis six longs mois.

Lucky dit qu’il veut partir. Où ? N’importe où ! Et pourtant non, il ne faut pas. Lucky doit tenir bon pour « mériter » qu’on s’occupe enfin de lui.

Florence Castincaud,
militante associative

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N°558 – Les élèves migrants changent l’école
Coordonné par Jean-Pierre Fournier et Françoise Lorcerie

Les migrations internationales ne font pas seulement l’actualité, elles sont le présent de notre école. Son futur aussi. Sans prêter foi aux images qui veulent faire peur, prenons-en acte. Comment faire pour accueillir des élèves de toutes origines, de tous âges et de toutes langues maternelles ?