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Les colères des jeunes

Couverture du n° 575 des Cahiers pédagogiques

Les jeunes sont en colère, on les comprend. Nous aussi, d’ailleurs, mais ce n’est pas le propos. La question est d’importance cette année, parce qu’il y a une élection présidentielle. Donc on se demande quelle sera leur participation au vote. Car cette colère influe bien évidemment sur leur rapport au politique, elle peut agir comme une force mobilisante ou au contraire démobilisante. Alors, comment savoir ? Une certitude émerge des recherches sur les pratiques juvéniles : les manifestations de cette colère ne sont pas homogènes, elles revêtent des formes plus ou moins explicites et plus ou moins collectives selon le parcours de vie, formes qui ne s’incarnent pas seulement dans un comportement électoral.

Antisystème

La polarisation des votes sur les partis antisystèmes est l’une des manifestations les plus visibles de cette colère. Au premier tour de la précédente élection en 2017, un quart des votants de 18-24 ans ont opté pour l’extrême droite et plus de 30 % pour l’extrême gauche (données Cevipof, Centre de recherches politiques de Sciences Po). Ces jeunes ont souvent fait l’expérience d’une adversité économique et sociale forte, qui dure dans le temps et qui génère un sentiment de perte d’emprise sur leur propre destin. Oppressés par le système (pouvoir politique, économique, social mais aussi scolaire), confrontés au mépris, ils sortent de l’isolement pour agréger leurs votes dans un « nous » statistique ; peu d’entre eux militent, la détresse diminuant la capacité à protester.

D’autres deviennent activistes dans des mouvements engagés, contre le système capitaliste, contre le consumérisme et la publicité, contre l’inertie des gouvernements sur les questions environnementales. Ils mènent des actions non électorales, régulières (Fridays for Future, etc.) ou ponctuelles de grande ampleur, médiatisées dans l’espace public (occupations de locaux, etc.). Ce ne sont pas les mêmes, ceux-ci sont plutôt urbains, étudiants ou diplômés de l’enseignement supérieur. Ils se tiennent éloignés des idéologies droite-gauche traditionnelles et ont une capacité d’action potentiellement mondialisée, facilitée par les réseaux sociaux. Cet engagement aux cibles diversifiées peut offrir des émotions positives (camaraderie, partages), génératrices d’espoir.

La colère des jeunes s’incarne aussi dans des formes de politisation moins visibles, allant de l’abstention volontaire à l’adoption de styles de vie alternatifs. Ne pas jouer le jeu de la démocratie représentative devient une posture : il ne s’agit pas d’un désintérêt mais d’une défiance assumée, au nom d’une exigence démocratique justement, caractérisée par un refus d’affiliation partisane. La citoyenneté ne s’exerce plus par devoir, à l’occasion ponctuelle d’une élection, elle relève d’une vision incarnée et quotidienne du politique et s’accompagne d’une recherche de sens. C’est dans la manière de conduire leur existence, la façon dont ils consomment, dont ils voyagent, qu’ils traduisent leur positionnement sur les questions qui traversent la société. Le politique s’exprime dans les comportements individuels, pas dans la délégation aux institutions, considérées caduques. Ce Lifetyle politics évolue parfois en Do-It-Ourselves politics, à travers l’invention de nouvelles formes de vie collective, créatives et plus respectueuses des valeurs des individus.

À l’opposé de cette énergie sociale, née d’une prise de conscience des injustices, certaines colères plus souterraines, accumulées silencieusement, en particulier dans les franges les plus défavorisées, sont susceptibles d’éveiller d’autres comportements sociaux, plus radicalisés. L’expression de la haine sur les réseaux sociaux et, d’une manière générale, la violence verbale ou physique qui peut s’exercer à l’encontre d’autres personnes peuvent être considérées en partie comme des symptômes de ces rages sourdes.

Génération sacrifiée ?

Ces colères qui s’expriment, préexistantes au Covid, sont-elles simplement celles de jeunes qui s’inquiètent pour leur avenir ? Ou bien la pandémie va-t-elle laisser des traces durables sur leur trajectoire, favoriser la conscience d’un destin commun et avoir ce que les sociologues nomment un effet « cicatrice » ? En ayant un impact à la fois sur le présent et le futur des jeunes d’aujourd’hui, elle annonce de fait une politisation croissante des inégalités entre générations et accroit le risque d’éclosion de mouvements sociaux structurés directement autour d’une identité générationnelle. Une autre forme de « nous », qui exclut d’autres « eux » ?

L’ouvrage collectif Une jeunesse sacrifiée ?, paru à la rentrée 2021 sous la direction de Tom Chevalier et Patricia Loncle, pose précisément cette question, sans y apporter de réponse simple. Les auteurs montrent, chapitre après chapitre, comment les inégalités intergénérationnelles se sont en effet aggravées depuis les années 1970 aux dépens des jeunes, analysant pourquoi les politiques publiques en matière de scolarité et d’emploi ne sont pas parvenues à enrayer cette tendance.

Laure Endrizzi
Chargée d’études, service Veille et analyses à l’IFE-ENS de Lyon

Pour en savoir plus

Tom Chevalier et Patricia Loncle (dir.), Une jeunesse sacrifiée ?, Presses universitaires de France, 2021 (dont le chapitre de Sarah Pickard et Cécile Van de Velde, « Trois portraits de la colère chez les jeunes adultes »).

Anne Muxel, Politiquement jeune, éditions de l’Aube, 2018.

Vincent Tiberj, Les citoyens qui viennent. Comment le renouvèlement générationnel transforme la politique en France, Presses universitaires de France, 2017.


Article paru dans le n° 575 des Cahiers pédagogiques, en vente sur notre librairie :

 

 

Le bienêtre à l’école

Coordonné par Andreea Capitanescu Benetti et Maëliss Rousseau
La recherche en éducation met de plus en plus l’accent sur l’importance du bienêtre à l’école, et les conditions à mettre en œuvre pour que les élèves persévèrent et réussissent scolairement, voire développent leur personnalité. Cela demande de faire émerger une relation apaisée entre les élèves, les enseignants, et les savoirs.