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L’enseignant face aux désordres en classe : Appropriation de dispositifs à l’école primaire

Couverture du livre L’enseignant face aux désordres en classe : Appropriation de dispositifs à l’école primaire

Couverture du livre L’enseignant face aux désordres en classe : Appropriation de dispositifs à l’école primaireRémi Bonasio, Bruno Fondeville, Gwenael Lefeuvre, Presses universitaires de Rennes, 2024

Dans cet ouvrage, les auteurs rendent compte d’une recherche sur l’activité enseignante, et plus particulièrement sur comment, les professionnels s’approprient des dispositifs pour face aux désordres scolaires, dans trois écoles françaises en réseau d’éducation prioritaire, à l’appui d’observations de classe et d’entretiens d’auto-confrontation.

Dans une première partie, l’analyse pointe plusieurs dispositifs, issus des pédagogies coopératives ou nouvelles, comme le conseil, la fiche de réflexion, ou « transmis sous le manteau », comme l’échelle du comportement. Ce qui sous-tend l’analyse du travail enseignant est une approche compréhensive de ce que les enseignants éprouvent lorsqu’ils mettent en œuvre ces dispositifs qui constituent à la fois des ressources et des contraintes dans leur travail. Les chercheurs déclinent l’analyse selon les trois dimensions théorisées par Brigitte Albero de « ce qui fait dispositif :  l’idéel (idéologies, principes, dimensions politiques), le fonctionnel de référence (organisations, artefacts, etc.) et le vécu des acteurs » (p.15).  Dans la deuxième partie, les auteurs exposent un nouveau dispositif coconçu par les enseignants et les chercheurs pour améliorer la régulation ou le traitement des désordres dans la classe, basé sur l’approche de « l’enquête » (Dewey) dans le cadre d’une recherche en collaboration avec les enseignants sur trois années. Cette démarche est organisée en plusieurs phases : « description du problème, émission d’hypothèses sur les causes et effets de ce qui génère le problème, expérimentation de solutions et retour avec les élèves sur les expérimentations » (p.17).

Dans l’usage de ces différents dispositifs de traitement des désordres scolaires, l’enseignant à l’œuvre dans la classe, rencontre des obstacles dans leur appropriation. Dans « le conseil », cela se traduit par des sentiments de doutes sur la posture à accorder dans les moments d’échanges avec les élèves, ou des moments remplis d’incertitudes, dans le but poursuivi de ne pas empêcher ou contraindre en limitant la parole ou l’expression des élèves. D’autres obstacles montrent également l’embarras des enseignants, au sein même des interventions avec les élèves, se sentant peu outillés pour les faire problématiser d’une manière commune  pour trouver des solutions viables ou acceptables. Dans ce dispositif exigeant du conseil, à travers deux situations de son déroulement, le lecteur peut lire comment les enseignantes peuvent douter de leur posture en retrait. L’enjeu est dès lors de trouver des manières à concilier conjointement la posture de guidage et la posture de retrait selon la teneur des échanges entre les élèves. Au sein de ces situations authentiques et très prenantes, les enseignantes vivent des dilemmes, voire des tensions qui ne convergent pas avec ce qui est le comportement idéel selon les prescriptions (du conseil) et ce qui doit être fonctionnel. Toujours dans le cadre du conseil, les enjeux affectifs dans les conflits entre enfants ne sont pas à laisser dans l’ombre. Il est signifié que les élèves peuvent vivre intérieurement des fortes remises en question, et des attitudes défensives peuvent faire obstacle à la résolution de solutions très complexes. Les enseignants tentent de tenir ensemble plusieurs préoccupations dans le traitement des conflits entre enfants : développer l’empathie chez les élèves, faire garder la face aux enfants en ne se sentant pas humiliés, penser à la vulnérabilité de certains élèves, en bâtissant de l’intercompréhension sur un terrain toujours instable, avec la crainte que les problèmes subsistent et dégénèrent. Les enseignants sont très conscients de la vulnérabilité des élèves, ces derniers mobilisant des ressources cognitives et langagières inégalement.

En ce qui concerne le dispositif de « la fiche de réflexion », qui vise une réparation des conséquences des agissements des enfants, les enseignants émettent des insatisfactions quant à la visée réflexive et de distanciation. Ce travail, en profondeur, de longue haleine, reste difficile à construire avec l’élève. Dans les échanges des verbatims au cœur des analyses, les chercheurs ont identifié la pluralité des référentiels des mondes de l’enfant et des adultes qui s’entrechoquent, surtout dans des situations exacerbées et à fort enjeu affectif.

« L’échelle du comportement », qui est un dispositif fortement diffusé ailleurs que dans le monde de la formation et de la recherche, retrouve une bonne oreille auprès des enseignants, dans une certaine clandestinité. Cet instrument remplit des préoccupations qui allient la tenue de l’ordre en répondant aux exigences de plusieurs temporalités (« moment de l’émergence du problème, bilan de fin de journée, traitement potentiel de ce problème avec la famille et retour de ce traitement dans la classe » (p. 123)) ainsi que le multiadressage aux destinataires (élèves, parents, collègues de travail).

Dans les usages visés et les appropriations de ces différents dispositifs, les postulats éducatifs se fondent sur une image de l’élève idéal, ou un élève qui serait déjà compétent du point de vue des dispositifs sociolangagières et sociocognitives (p.127), ce qui n’est pas le cas.

En fait,  les chercheurs et les enseignants ont conçu « un prototype » de dispositif de régulation des désordres en classe avec les élèves, basé sur la démarche de l’enquête qui exige de la problématisation. Construit en continuité avec la pratique ordinaire de l’enseignant, il tient compte de son expérience et des particularités de l’écologie de la classe. Néanmoins, des obstacles liés aux contenus travaillés et à la démarche d’enquête restent encore à dépasser.

Pour finir, par cette approche de l’analyse de l’activité enseignante à l’épreuve de dispositifs de traitement de désordres dans la classe, qui dépasse le double agenda classique de la gestion de classe (gestion des comportement et gestion des enseignements), les auteurs offrent de nombreux matériaux de réflexion sur le travail enseignant : des analyses, des verbatims longs et riches entre les enseignants et les élèves, la mise en perspective des dilemmes intrinsèques à la pratique enseignante quotidienne.

En toute fin de l’ouvrage :

« En revisitant le noir, au travers de l’« outrenoir » qui caractérise ses œuvres, Pierre Soulages met en évidence des variations de lumière et de matière en jouant sur les clairs-obscurs. Dans ce tableau, la dimension sombre qui à première vue semble obstruer la clarté d’un arrière-plan est, à bien y regarder, plus complexe qu’il n’y paraît : une matière picturale dense qui vibre et prend vie sous la lumière mouvante au gré du déplacement du spectateur. Fond et surfaces alternent, créant un dynamisme constant dans l’appréhension de l’œuvre.

S’intéresser aux désordres à l’école s’apparente quelque peu au travail de ce « noir » par l’artiste. Il s’agit de tenter d’en dépasser la face sombre pour en comprendre l’épaisseur par le jeu de la lumière. […] Ces désordres constituent une matière à travailler, et peuvent être vus comme des opportunités d’enseignement et d’apprentissage. » (p.207-208)

Andreea Capitanescu Benetti