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L’autonomie des élèves. Injonctions, pratiques et inégalités

Cet ouvrage arrive à point nommé dans un monde où l’autonomie est adoptée comme valeur centrale des systèmes éducatifs occidentaux.
Patrick Rayou, s’appuyant sur les nombreux travaux de recherche en sociologie de l’enfance et de l’éducation, essentiellement produits par les réseaux Escol et Reseida, étudie finement les enjeux et les réquisits de l’autonomie décrétée, attendue de la part des enseignants comme compétence quasi prérequise des élèves, quel que soit le degré scolaire (primaire, secondaire, universitaire).
L’ouvrage est organisé en quatre parties.
La première partie étudie le principe et les paradoxes de l’autonomie telle qu’elle est exigée par le système éducatif français. Elle thématise l’ancrage philosophique de l’autonomie, par l’articulation imbriquée de la liberté et la contrainte nécessaire dans l’éducation (Emmanuel Kant, Nicolas de Condorcet, Hannah Arendt) et aussi par la formation des « capabilités » afin de vraiment pouvoir bénéficier de ses droits (Amartya Sen).
Dans la sphère éducative de la classe ou de la formation, l’auteur rappelle avec force les impasses et les malentendus de ce qui est attendu en termes d’autonomie pour tous les enfants socialisés dans l’école, dans un système de concurrence libérale et individualiste. Tous les enfants ne sont clairement pas équipés de la même manière dans leur socialisation première. Ils sont donc, dès le départ de leur scolarité, en position d’inégalité pour faire (un bon ou un meilleur !) usage de l’autonomie qu’on leur concède, ou faire preuve réellement d’autonomie de la manière dont l’école l’entend (Bourdieu, Bernstein, Lahire, Dürler). La médiation par l’adulte, l’usage du langage, la réflexion sur l’apprentissage et comment on apprend, l’étayage (Bruner) se révèlent des outils indispensables à la construction de l’autonomie de l’enfant.
Dans la deuxième partie de l’ouvrage, l’auteur met en évidence les travaux de psychologie de développement historico-culturel (Vygotski, Bruner) et de l’appropriation du langage qui montrent l’importance de l’accès aux œuvres de l’humanité offert par l’école, et par l’éducation en général. La perspective de l’auteur épouse la notion « d’arrière-plan » de Gérard Sensevy pour mieux comprendre les difficultés scolaires des élèves : « l’arrière-plan né de l’action fournit un cadre de référence nécessaire à la compréhension de cette action » (p. 42) ou encore « comprendre le raisonnement d’un élève, notamment dans la perspective d’une action conjointe avec son enseignant de nature à renforcer son autonomie, passe par la reconnaissance de l’arrière-plan à partir duquel il s’exprime et agit. Il importe d’entrer dans son système, de “voir comme”, de manière à saisir ce que peut être sa puissance d’action dans la tâche qui lui est proposée ». (p. 43).
L’auteur, à l’appui de très riches verbatim à propos de situations de compréhension des tâches scolaires par les élèves (et même la compréhension qu’en font les parents lorsqu’ils aident leurs enfants !), explique qu’il est important de comprendre finement de l’intérieur des situations d’apprentissage les difficultés des élèves. Autrement dit, comprendre ce que comprennent les élèves à travers leurs arrière-plans (diversement construits et sédimentés par la culture scolaire, les exigences cognitives et les configurations des disciplines scolaires ainsi que leurs instruments de pensée) à propos des modalités et finalités du travail et objectifs scolaires. Ainsi, on peut mieux comprendre ce que signifie être ou devenir autonome scolairement : « Être autonome à l’école et grâce à l’école suppose que soient construits pour les élèves les arrière-plans qui permettent d’accéder à son réseau si particulier de sens. Cela suppose aussi que ces mêmes élèves configurent correctement, à chaque étape et au long de leur parcours scolaire, leurs manières de comprendre, de travailler, de s’engager. Ces missions sont plus difficiles à remplir pour certains que pour d’autres, car faire tenir ensemble toutes ces contraintes peut susciter de nombreux malentendus. » (p. 67)
La troisième partie s’intéresse plus particulièrement aux malentendus scolaires, qui montrent l’écart entre les comportements pragmatiques et de bon sens des élèves, et ce qu’ils font lorsqu’ils réalisent les tâches scolaires selon les attendus en termes d’apprentissage de la part de l’école. Le moment des devoirs, en absence du regard de l’enseignant sur la réflexivité et les arrière-plans des élèves pour faire et comprendre les tâches scolaires, est fortement illustratif de ces nombreux malentendus. Le dispositif du travail en îlots, fortement diffusé par la vulgate pédagogique, peut aussi manquer sa finalité en termes d’apprentissage et de formation, donnant plutôt la priorité à la logique de l’urgence ou à la tâche de production collective qu’à l’apprentissage qui est visé.
Autre grand malentendu repéré par l’auteur : s’appuyer sur la compétence à lire des textes d’une manière autonome et critique comme élément de développement identitaire, ce qui exigerait de nombreuses maitrises techniques pour ne pas réduire la lecture à leur seule subjectivité. On relève également le malentendu des divers dispositifs (à l’ère des dispositifs, selon Anne Barrère) de mise à niveau, de compensation ou encore de raccrochage des élèves, dans lesquels ne sont pas réellement travaillés les outils de l’autonomisation des élèves au sein des apprentissages.
Pour finir, la quatrième partie de l’ouvrage donne à voir des possibles pour se défaire de la logique de la compensation (sociale, culturelle, cognitive) adossée à la privation culturelle au bénéfice de pratiques d’étayage.
Les conceptualisations de l’étayage de Basil Bernstein (cadrage fort – élèves considérés comme « consciencieux, attentifs, travailleurs, soigneux, réceptifs » versus cadrage faible – élèves considérés comme « s’évertuant à se montrer créatifs, interactifs, à laisser leur empreinte personnelle ») permettent de déterminer l’autonomie plus ou moins grande des élèves et comment les élèves se positionnent à son égard.
En « fins analystes de situations d’enseignement et d’apprentissage », les enseignants doivent mieux exercer l’écoute des élèves en développant une meilleure compréhension du vécu des élèves, prendre en compte l’expertise des élèves dans les situations scolaires, et cela dans le but de mieux tenir classe et enrôler les élèves – pour chacun et tous, en respectant « les normes de justesse et de justice » (p.114).
Afin de lire des textes ou objets culturels de manière critique, d’élaborer des commentaires, il s’agit d’inventer et de didactiser des médiations qui permettent aux élèves de sortir de leur quant-à-soi, et d’aller dans les arrière-plans des élèves pour comprendre les difficultés et mettre en place des étayages pertinents.
Pour finir, l’auteur insiste sur le développement des capabilités, sur le fait de se tenir prêt à des remises à zéro, « à configurer et à reconfigurer en continu les registres de l’apprentissage en fonction des projets, mais aussi à trouver ce que ceux-ci nécessitent pour être réellement mis en œuvre » (p. 134).
Les démarches des pédagogies explicites et l’importance de la clarté de consigne ne suffisent pas, à elles seules, à comprendre la réception unilatérale des consignes, même les mieux formulées, par les élèves. C’est en allant de plus près dans les arrière-plans de la compréhension par les élèves qu’on peut y parvenir (faire l’élève s’expliciter ou raisonner à haute voix !). Le travail en groupe, un bon moteur de développement, ne suffit pas, il faut les conjuguer avec des temps de travail en solitaire, dans un processus d’autonomisation, dans des processus réels d’apprentissage.
Cet ouvrage immensément documenté par la recherche en éducation et sur les processus inégalitaires à l’œuvre dans l’école au sein des situations d’enseignement est à lire absolument ! Une lecture qui concerne autant les débutants dans l’enseignement que les plus chevronnés.