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La ruche de la diversité

Véronique Favre a la bougeotte. Elle aime s’investir à plein dans une école puis la quitter pour visiter ailleurs d’autres réalités. Mais l’établissement dans lequel elle enseigne désormais lui donne envie de poser ses livres et ses iPads plus longtemps que de coutume. « J’aime la diversité de ma classe composée d’enfants de familles relativement aisées et d’enfants qui vivent parfois dans des situations plus difficiles. Et puis ma classe est bien équipée ». Elle accueille des élèves non francophones qui apprennent le français à l’école et d’autres qui possèdent apparemment les codes requis pour réussir. La professeure est là pour donner accès aux même clés à tous et aussi pour faire de cette diversité une richesse partagée par les petits et par leurs familles. Elle s’est emparée du numérique comme d’un moyen de renouveler et d’accentuer ce principe d’égalité et d’ouverture.
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Elle a répondu à un appel à projets de l’Inspection Académique et depuis 2011 elle bénéficie de une puis quatre tablettes pour explorer les moyens de laisser une trace de ce qui se joue chaque jour pour les élèves au sein de la classe. « Je voulais chercher, me former, construire ce que je voulais en faire. Je l’ai vécu comme une révélation, non pas pour révolutionner mes pratiques mais pour révéler quelque chose en plus sur la langue orale en petite section ». Les traces de l’acquisition du langage sont rares. Pourtant à cet âge clé, l’apprentissage, l’évolution sur une année, sont considérables. Avec les tablettes, ce qui se faisait déjà sous format papier peut être en plus enregistré sous forme de films, d’imagiers, de livres sonores.

Les sorties scolaires, au musée par exemple, peuvent aussi faire l’objet d’enregistrements. Et par la voie du blog à accès réservé, tenu quotidiennement depuis cette année par Véronique Favre, ils arrivent jusqu’à la maison, quelle qu’elle soit, confortable ou précaire. «Cela touche beaucoup les familles. Cela leur donne l’impression d’être avec nous ». L’âge d’entrer à l’école est celui de la séparation. Lorsque la vie quotidienne est fragile, pleine d’insécurité, elle s’avère plus difficile encore. « Je ne voulais exclure personne. J’ai vérifié que le blog pouvait être consulté par tous au moins sur un smartphone ». Seule une famille ne peut y avoir accès, sa précarité étant rythmée par le recours au SAMU social. Alors l’enseignante propose de venir regarder les traces des apprentissages avec elle sur sa tablette.
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Elle raconte ces moments touchants où l’enfant et la mère partagent avec elle ces instants infimes et cruciaux du langage en construction. Elle n’instaure aucune obligation sur la consultation du blog. Chacun est libre de le faire ou de préférer le cahier de classe ou de ne rien regarder du tout. Il y a là juste une possibilité de plus où l’image rend vivante et accessible ce que l’écrit interdit parfois, faute de maitrise de la langue. Les traces enregistrées sont autant de repères posés dans la progression de l’enfant, un moyen de mesurer, d’évaluer ce qui a été acquis, appris. « Au mois de juin, on arrive à un oral plus abouti, un vocabulaire plus riche. Pour évaluer, on a de la matière à se mettre entre les oreilles ».

« Dans la classe, il y a des moments d’activités dirigées, des moments d’exploration libre et des ateliers de jeux. Il faut trouver comment nourrir la curiosité des uns sans délaisser les primo-arrivants tout en veillant à la cohésion». Les contes sont des fils rouges tout au long de l’année, avec pour chaque conte des portes d’entrées variées offertes par des albums racontant la même histoire selon un angle différent, avec plus ou moins de complexité. Les arts visuels permettent d’explorer ensemble la même histoire visitée de façon différente. « Les tablettes sont presque noyées dans nos activités quotidiennes et juste reliées à nos projets » explique l’enseignante. Elles permettent de construire une version numérique d’un travail réalisé sur le papier comme cela a été le cas, par exemple pour une carte livre conçue pour la fête des parents.

Pour les temps d’exploration libre, quelques 150 applications sont à disposition des élèves. «Quand un enfant en trouve une qui lui plaît, c’est lui qui la présente à l’aide d’un vidéoprojecteur. Et s’il ne maitrise pas encore le langage, il peut montrer sans raconter ». Avant d’être professeure des écoles, Véronique Favre a été formatrice en français langue étrangère. De cette expérience, elle puise certaines de ses approches pour aider à apprivoiser le langage. Elle a aussi un temps délaissé l’éducation nationale pour explorer d’autres voies. Lorsqu’elle est revenue, elle a emmené dans son sillage des traces de vie où les incertitudes laissent à l’écart les a priori hâtifs. Elle a repris avec plaisir son métier de professeure des écoles avec en tête un bel idéal : « J’ai la volonté assez utopiste de dire aux enfants et aux parents qu’ils sont les bienvenus, que l’école est ouverte pour tous ».
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Lorsqu’on lui a confié pour la première fois une classe de petite section de maternelle, après quelques années en élémentaire mais surtout en grande section, elle a pris peur, impressionnée par ces tout-petits qui maitrisaient à peine le langage. Cette année, près de la moitié de ses élèves ne sont pas francophones. Elle a découvert, pourtant, une liberté plus grande qu’en élémentaire, pour développer ses méthodes. Elle veille à ce que les enfants vivent bien ensemble dans une mini communauté où la diversité est source de richesse et les différences une ouverture. De temps à autre, elle lit une histoire en anglais pour que tous comprennent ce que signifie de ne pas saisir ce qui se raconte tout autour, tout au long de la journée parce que sa langue est autre. Apprendre ensemble, partager ce que l’on apprend ensemble avec les parents est un moyen sûr de vivre la curiosité plutôt que le cloisonnement. Le blog est un lien rassurant qui dresse un pont entre des milieux parfois aux antipodes. « Il permet de baisser les craintes des parents de l’autre versant » nous dit Véronique. Petit à petit, les enfants s’approprient les fonctionnalités des tablettes, prennent eux-mêmes des photos et racontent ainsi leur propre histoire, leur quotidien.

Veiller à ce chacun apprenne, offrir des activités diversifiées pour répondre à l’hétérogénéité, faire du lien et favoriser la cohésion, le défi est gourmand en temps et en énergie. « Cela demande d’avoir l’œil partout et d’avoir organisé l’espace pour ne pas dépenser une énergie folle ». L’attention au langage réclame une vigilance permanente pour saisir des moments infimes. « C’est cette vigilance qui est fatigante en maternelle. C’est une sorte de ruche qu’on essaie de survoler pour saisir des balles afin que le rebond soit encore plus joli et joli pour les autres ». La petite section est une classe où l’attention est redoublée face aux difficultés de la séparation pour certains en début d’année, par l’autonomie qui s’acquière peu à peu, par les levers après les siestes qu’il faut accompagner.

Il y a aussi les enfants qui partent ou arrivent en cours d’année, les particularités d’un travail partagé avec une ASEM. Et puis il y a tous ces temps passés à nourrir le lien essentiel avec les parents, ce lien primordial pour la réussite des enfants. Le soin porté à ouvrir les portes de la classe, à rendre lisible ce qu’il s’y passe est une préoccupation exigeante. Mais en ce mois de juin, le jour de la fête de l’école, Véronique Favre a regardé avec plaisir les parents d’origines et de classes mêlées gouter à la joie de partager un moment, le même moment autour de leurs enfants. L’école était la leur, un beau point de rencontre, une place dans la Cité radieuse, un avenir en construction.
En écoutant Véronique Favre, on peut s’étonner que des sceptiques fassent encore de la maternelle une étape optionnelle de la scolarité. Cette école plantée sur les flancs de la Butte Montmartre résonne des échos d’une vie loin du technicolor, avec ses réalités crues et ses inégalités. Mais des fenêtres de la classe de la petite section, on entend un chant que l’on ne souhaite oublier, celui qui fait de l’éducation une terre d’accueil.

Monique Royer