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La pédagogie Freinet de la maternelle à l’université, témoignages de pratiques

ICEM-Pédagogie Freinet (collectif), L’Harmattan. coll. Nouvelles pédagogies, 2022.

Dès l’introduction de Véronique Decker, le ton est donné : à des visiteurs coréens qui s’étonnaient dans son école de ne pas trouver la méthode Freinet, elle répondait que justement il n’y avait pas de méthode, et que tout ce qu’ils avaient pu voir dans l’école appartenait à la pédagogie Freinet.

Cet ouvrage illustre de bien des manières cette diversité de pratiques : tous les niveaux scolaires y sont représentés sans oublier l’éducation hors les murs (pédagogie sociale), et les auteurs par leurs parcours personnels ont des profils également très différents (comme en témoignent les portraits d’auteurs en fin d’ouvrage), renvoyant à des pratiques souvent originales telles que la danse mathématique, la classe virtuelle coopérative, la promenade en quête de graphismes, etc.

Au fil des pages, nous rencontrons des références non seulement à Célestin et Elise Freinet, mais également à Fernand Oury et Aïda Vazquez ou bien aux pédagogies coopératives étudiées par Sylvain Connac. On pourrait se demander finalement pourquoi le livre ne s’est pas appelé « Les pédagogies Freinet » comme l’ouvrage publié en 2019 et coordonné par Sylvain Connac. Mais en affinant la lecture, on comprend que derrière cette pluralité d’approches, on trouve aussi la revendication de principes intangibles comme l’illustrent les références aux « invariants » de Freinet ainsi que l’introduction d’un lexique en fin d’ouvrage.

Une forme de contradiction

N’y a-t-il pas alors une forme de contradiction ? On trouve, d’un côté, une volonté de s’écarter des représentations toutes faites qui assimilent parfois la pédagogie Freinet au dogmatisme, un souhait d’échapper au « verbiage » en étant au plus près des pratiques du terrain par l’intermédiaire de témoignages, et, d’un autre côté, on voit bien qu’il est difficile d’entrer dans la spécificité de la pédagogie Freinet sans avoir les codes. Le lexique ajouté en fin d’ouvrage est donc à l’image de cette tension entre théorie et pratique en tentant de la résoudre par cet effort de vulgarisation de certaines idées clés parfois mal connues comme la dévolution, la part du maitre, le tâtonnement expérimental, l’élève auteur, etc. Cette tension montre bien que, quoi qu’on en dise, malgré toutes les démarches qui seraient faites pour faciliter l’accès à cette pédagogie, il y a bien la nécessité d’un effort personnel pour s’en approprier certains codes, c’est à la fois ce qui en fait toute la richesse, mais qui explique aussi la difficulté de la diffuser davantage.

Cependant les difficultés ne sont pas passées sous silence et on perçoit les dilemmes professionnels qui s’expriment dans plusieurs témoignages : pas facile d’articuler les pratiques Freinet avec les programmes, avec les contraintes du second degré qui laissent peu de marge de manœuvre aux enseignants, quand on enseigne en Rased (réseau d’aides spécialisées aux élèves en difficulté) ou en master MEEF (métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation à l’université). C’est donc aussi une difficulté structurelle qui empêche la diffusion de la pédagogie Freinet dans les établissements, mais certains auteurs soulignent l’importance de « grignoter » du terrain, c’est ainsi que dans une école classique on peut déplacer les tables, mettre en place des Quoi de neuf ?, des classes promenades, des conseils, créer un jardin et surtout inviter les parents, car il s’agit toujours de donner à voir ce qui est fait dans les classes pour couper court à toute déformation de la réalité.

ce qui se passe dans la classe

Dans le second degré l’exemple du CLEF (collège-lycée d’enseignement Freinet) de La Ciotat prouve qu’une autre organisation scolaire est possible en libérant les après-midis pour du travail individuel, lequel permet aux élèves de devenir auteurs et pas seulement acteurs de leurs apprentissages. Dans le premier degré, un enseignant en Rased fait une analyse très intéressante des adaptations nécessaires quand on enseigne à des élèves en grande difficulté. Il ne s’agit surtout pas de laisser les élèves seuls face à leurs difficultés, la pédagogie Freinet étant parfois mal comprise et envisagée comme une liberté totale laissée à l’élève. Il explicite alors sa démarche de contractualisation avec les élèves en lien avec l’enseignante de la classe et propose des outils de métacognition qui peuvent inspirer tous les enseignants à tous les niveaux.

Ce qui me frappe, c’est le courage de ces acteurs de terrain pour mettre en place cette pédagogie, malgré toutes les difficultés rencontrées. La modestie des propos cache mal l’énorme investissement personnel que suppose cette entrée en pédagogie Freinet. C’est ce qui fait tout l’intérêt de l’ouvrage : donner à voir ce qui se passe dans la classe, ce qui se joue au quotidien, les tâtonnements, les réussites et les échecs en toute honnêteté et avec une grande lucidité. Qu’est-ce qui permet alors de tenir ? C’est la force du travail d’équipe nous disent plusieurs auteurs ! Ce travail collectif, on peut le trouver dans les établissements lorsqu’on a la chance de pouvoir compter sur une équipe comme celle du CLEF, des GD (groupes départementaux) ou des groupes de secteurs de l’ICEM.

On remarque que les auteurs ont tenu à donner l’exemple en mettant en pratique ce travail collectif dans la conception même de l’ouvrage. En effet tous les textes ont été relus et retravaillés par le groupe, tout en préservant la pensée individuelle de chaque auteur. Le livre rend donc visible cette tension fondamentale de la pédagogie Freinet entre individualisation et coopération.

Des témoignages personnels

C’est le ton très personnel des témoignages qui permet donc à chaque lecteur de s’identifier à telle ou telle démarche en fonction de ses appétences ou de ses préoccupations professionnelles. De mon côté, j’ai été particulièrement interpelée par le récit d’une expérience avec une danseuse professionnelle. L’enseignante explique très bien sa difficulté à faire lâcher prise l’intervenante qui, habituée à être l’experte, comprenait difficilement comment elle pouvait prendre au sérieux les propositions forcément maladroites des élèves. Pour avoir travaillé plusieurs années avec des intervenants artistiques, je sais combien ce lâcher prise est compliqué et pourtant fondamental.

C’est ce qui distingue les pédagogies actives de la pédagogie Freinet. Les élèves sont trop souvent « kidnappés » (je reprends un terme du livre) dans des projets pédagogiques qu’ils n’ont pas choisis et sur lesquels ils n’ont aucune prise. Ils se lassent, se désinvestissent et ils ont raison. Comment faire alors ? Renoncer à avoir recours à un expert et les laisser tâtonner ? Justement, la pédagogie Freinet met en garde contre un tâtonnement qui laisserait les élèves face à leurs déterminismes ; une part du maitre est nécessaire !

L’enseignante qui témoigne raconte comment elle a dû faire preuve de patience en étant à l’écoute à la fois des élèves et de l’intervenante qu’elle a accompagnée pour lui faire prendre conscience de l’intérêt pour elle et pour les élèves d’un changement de posture. Ce sont les élèves qui petit à petit ont construit leur spectacle et ont consulté la danseuse pour résoudre leurs problèmes, sa position d’experte a donc trouvé une utilité comprise par les élèves, celle-ci a même pu participer à des conseils d’élèves pour intégrer pleinement la démarche de coconstruction. C’est ce renversement de posture qui me semble le propre de la pédagogie Freinet, au-delà des mots clés, des glossaires, des courants pédagogiques, c’est bien ce qui nous préoccupe tous : nous voulons que nos élèves soient auteurs de leurs apprentissages, de leur vie, c’est ce chemin qui conduit de l’éducation (conduire dehors), à l’émancipation (rendre libre), qui intéresse la globalité des enseignants et nous encourage à expérimenter chacun de notre côté ou dans des collectifs.

Cécile Morzadec