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La fabrique quotidienne du décrochage. Aux portes de la classe

Dans le paradigme épistémologique de la sociologie de la déviance, par une démarche de recherche ethnographique (une observation participante et 71 entretiens compréhensifs de personnels de l’éducation de 2016 à 2018), au sein de trois collèges REP+, l’auteur s’intéresse aux exclusions scolaires ponctuelles ou définitives, afin de mieux saisir le processus de décrochage des élèves. En tant que lecteur, nous appréhendons l’univers banal et quotidien du travail des professionnels (les enseignants, les conseillers principaux d’éducation (CPE), les assistants d’éducation (AED) ainsi que les principaux), en prenant connaissance de la division institutionnelle du travail des rôles de chacun, des zones d’incertitude dans les décisions et diverses transactions.
Il rend compte de la forte tension qui existe entre les exigences institutionnelles à respecter le caractère strictement exceptionnel de l’exclusion des élèves et la revendication du pouvoir enseigner aux élèves les plus assidus, dans les contextes de travail qui se révèlent les plus dégradés de la profession enseignante.
Dans le premier chapitre, le lecteur découvre une description abondante de l’environnement de travail et de l’histoire des relations entre les professionnels au sein de chacun des établissements (le collège Jaurès, le collège Chambord, le collège Bois Joli « Troisième République »). On accède à une meilleure compréhension des transactions et des négociations plus ou moins tensionnelles (voire bras de fer) au sein du personnel qui encadre les élèves dans le processus décisionnel de l’exclusion des élèves. Ces décisions sont gérées et revendiquées diversement dans chacun des établissements liées par de configurations singulières dans la composition des équipes (à savoir des parcours de vie des enseignants débutants ou plus chevronnés, de leurs expériences de formation, des alliances plus ou moins ouvertes et stables avec les personnels chargés de la vie scolaire, des positionnements fermes à tenir face à ce qui peut perturber la classe ou un engagement moral et éthique qui évite coûte que coûte l’exclusion des élèves).
Le deuxième chapitre met en évidence comment les décisions d’exclusion s’actualisent au quotidien, se tissent ensemble ou s’opposent. Elles peuvent être signalées ou non dans les rapports des élèves. L’auteur donne à voir les différents registres de justification et convictions apportés par le personnel de la vie scolaire et les enseignants. Dans ces contextes, l’exclusion n’est pas considérée comme « une mesure éducative mais plutôt comme un échec ». La préoccupation dilemmatique de certains enseignants est de tenir « le groupe et/contre l’individu » ainsi que procéder à un « sauvetage » ou « sauver la majorité qui souffre », et les réponses mises en œuvre montrent un positionnement différent dans les pratiques. « L’exclusion est majoritairement considérée comme un échec, même lorsqu’elle est pratiquée régulièrement : elle témoigne ainsi d’une forme de violence symbolique par laquelle les enseignants sont à la fois responsables de l’imposition d’une domination normative, mais aussi victimes de l’institution qui leur impose un contexte dans lequel ils ne peuvent pas faire tenir les situations de classe sans se débarrasser de certains élèves. » (p. 104)
Le troisième chapitre montre comment les enseignants se socialisent professionnellement au sein des établissements et finissent ou non par s’affilier à une culture de l’exclusion. L’auteur rappelle tout en nuances, les conditions de l’épreuve (parfois une épreuve de force de tâtonnements, incertitudes et solitude) des enseignants débutants mais pas uniquement. Ils se sentent plus ou moins préparés à vivre ce moment de carrière, parfois très éloigné des idéaux du métier de la formation initiale. Les longs verbatims dévoilent le raisonnement professionnel des enseignants qui décident de mettre ou non œuvre l’exclusion scolaire, actualisée à petites doses ou bien définitive, autrement dit, comment ceux-ci font face au quotidien violent des interactions et du désordre scolaire. L’auteur mobilise les catégorisations de Peter Wood (1990) issus de l’ethnographie scolaire, à savoir les « provocateurs de déviance » et « les isolateurs de déviance » (« les exclueurs » et « les inclueurs »), pour comprendre ce que les actes d’exclusion ou de rétention de l’exclusion peuvent provoquer dans le tri, la sélection ou au contraire dans l’inclusion des élèves. Les analyses exposent la pluralité des convictions professionnelles priorisant soit les savoirs scolaires soit la prise en charge dans un soutien différencié et bienveillant des élèves sans préjugé d’un niveau attendu.
Dans le quatrième chapitre, au sein de nombreuses situations de travail du personnel enseignant et responsable de la vie scolaire, un processus de décrochage et de relégation de l’élève se construit, par les exclusions successives et répétées, qu’elles soient suivies ou non de conseil de discipline portant un grand poids dans la destinée de l’élève. Les situations de travail dans le quotidien des professionnels se passent essentiellement dans une grande incertitude et dans lesquelles rien n’est jamais gagné auprès de ces élèves, qui se trouvent dans une spirale difficultés de toutes sortes.
En conclusion, l’auteur pointe avec vivacité l’enjeu de la déviance des professionnels par rapport à la prescription de l’inclusion et de la scolarisation de tous les élèves quels que soient leurs besoins éducatifs particuliers au sein du collège unique, par la simple banalisation de l’exclusion scolaire. Bien que cette dernière soit pratiquée que par une faible minorité d’enseignants, elle ne semble pas anodine ou anecdotique dans ce qu’elle provoque comme « tragédie inévitable » chez les élèves les plus démunis et paupérisés, soit leur relégation vers des carrières délinquantes. L’auteur rappelle à repenser l’affectation professionnelle des jeunes enseignants mais aussi à élaborer dès la formation initiale, l’ouverture et la connaissance de l’altérité.
Cet ouvrage permet une bonne compréhension des mécanismes du décrochage scolaire pour les populations d’élèves les plus paupérisées et démunies, qui auraient en fait besoin de plus de soutien et d’enseignement. A lire pour nous faire réfléchir à deux fois avant d’avoir la moindre tentation d’exclure et surtout nous encourager à chercher ensemble le chemin pour avancer dans ce terrain difficile et incertain de l’enseignement !
Voir aussi la thèse de Julien Garric en 180 secondes, 22 mars 2022 : https://www.youtube.com/watch?v=pPw_g1K3yKM.