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L’esprit de Mai
Militairement, cette révolution fut assurément une déroute. De Gaulle et ses blindés tenaient Paris. Mais il est une autre caractéristique de Mai : malgré la violence des affrontements, personne, au fond, ne voulait tuer ni mourir. En ce sens, ce ne fut pas un début mais une fin : la fin de la mythologie révolutionnaire selon laquelle il existerait un avant et un après (irréversible). Le gauchisme ne fut rien d’autre que la thérapie de sortie de cet imaginaire. À distance, je dirais que ce que préparait Mai 68, c’était la chute du mur de Berlin.
Mais culturellement et socialement, oui, ce fut une révolution, bien que nous fussions pris en tenaille entre des staliniens hégémoniques et un premier ministre, Pompidou, qui (contrairement au Général) avait compris qu’il fallait négocier, et vite.
Ce fut d’abord une révolution joyeuse où l’autodérision fut la première force des insurgés. L’humour, le deuxième degré répondaient à l’idéologie des masses, du peuple qui manifeste comme un seul homme. Il devenait interdit d’interdire d’ouvrir un débat, de poser une question. Il devenait possible de dire « je » au sein d’une foule solidaire (chacun reconnaissant à l’autre le droit à la différence, et cela étant source, non d’individualisme comme on le prétend toujours, mais d’individuation). « Ne me libère pas, je m’en charge » est un slogan qui en résume beaucoup d’autres.
Comme l’a dit Gilles Deleuze, malgré le désordre et grâce au désordre, ce fut une prodigieuse mise à jour de la société tout entière. Dans les entreprises comme au sein des universités (et malgré l’obsession du parti communiste qu’une contagion gauchiste se propageât des unes vers les autres), le moteur de l’insurrection étaient les jeunes en tant que jeunes, qui ne voulaient pas de leadeurs mais se reconnaissaient entre eux. Et tout y passa : les conditions de travail et d’enseignement, bien sûr, mais aussi la famille patriarcale, la sexualité refoulée ou déniée, la justice et le justiciable, etc. Les barricades ne furent pas révolutionnaires, mais le MLF (Mouvement de libération des femmes) certainement.
Le mouvement de Mai se déroulait dans un contexte international dont on a oublié la violence : guerre du Vietnam, dictature en Espagne, en Grèce, au Portugal, guerres de libération, rideau de fer, Tchécoslovaquie interdite de « socialisme à visage humain ». La haine des frontières et le poids de la mémoire se résument en une phrase : « Nous sommes tous des Juifs allemands. »
Contrairement à une légende dorée que fabriquèrent Paris Match ou les droites, peu de soixante-huitards ont fait carrière. Ils se sont investis dans la société civile et leur révolution devint invisible. Nous avons été récupérés. C’est notre force.
Hervé Hamon est écrivain