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L’éducation populaire, remède à la misère
Il est revenu dans son pays d’origine, la besace riche de projets. La maladie l’a ramené au Portugal et la guérison lui a donné l’énergie d’appliquer ici ce qu’il avait appris et mis en œuvre en France et en Autriche. Bachelier à l’heure de la révolution des œillets, l’éducation populaire germait déjà dans son esprit avec un projet dans les bidonvilles de la capitale qui n’a pas reçu d’aval officiel. Ses parents enseignants lui avaient transmis le souci d’apprendre et de permettre aux autres d’apprendre dans un pays où la dictature avait supprimé l’instruction obligatoire. L’ambiance oscillait entre sentiment de libération et crainte d’un retour à la dictature, entre rigueur dogmatique et effervescence populaire.
L’entrée en première année universitaire était corrélée à un service civique, sésame pas toujours simple à décrocher. José Soares prend la route vers la Suède, là où les portes de la fac sont ouvertes aux étrangers sous des conditions favorables. Il s’arrête à Paris pour visiter la ville, entre dans ce qu’il croyait être une église et voit, surpris, affichées sur les murs des photos de la révolution des œillets avec des visages qu’il a connus à Lisbonne. Il sympathise avec les jeunes présents, découvre que les lieux sont ceux de la Sorbonne, participe au débat organisé dans la soirée et sent l’envie grandissante de s’arrêter ici. Une rencontre avec le directeur des services administratifs de la Sorbonne lui permettra de le faire.
Alors, c’est en France que son chemin dans l’éducation populaire commence réellement, d’abord comme moniteur-éducateur dans un quartier à Sarcelles avec une forte communauté de lusitanienne où il apprend le portugais aux enfants, comme animateur et ensuite directeur de centres de vacances, instituteur, responsable d’association en lien avec l’alphabétisation ou encore les crèches parentales. Il enseigne aussi en Autriche. Il aura durant ce parcours frayé avec les Céméa et contribué à des projets internationaux, passé un DEA en littérature, suivi des cours en comptabilité, histoire, économie et gestion.
Retour au Portugal
De retour au Portugal en 2002, il est recruté en tant que chercheur par l’Institut de soutien aux enfants et jeunes pour des missions d’études sur le travail des enfants des rues, la disparition et l’exploitation sexuelle des mineurs, la lutte contre la violence domestique qui affecte les enfants. Il coordonne ensuite le Centre de documentation et d’information sur l’enfance/jeunesse, éditeur des publications de l’Institut. Il découvre les activités de l’association sans but lucratif le Clube intercultural, en devient président pendant huit ans, puis directeur exécutif.
Les actions de l’association se déroulent dans des quartiers d’intervention prioritaire définis par la municipalité de Lisbonne. Ce sont bien souvent des lieux de relégation, dépourvus de mixité sociale, marqués par la pauvreté, situés dans la périphérie du centre-ville, là où la station d’épuration, les lignes haute-tension ou le cimetière gigantesque en font des endroits de résidence subis et non choisis, là où aux bidonvilles ont succédé des cités HLM. Les habitants cumulent les soucis de santé, financiers, sociaux. Les enfants ne sont pas épargnés et le décrochage scolaire est fréquent.
Le Clube intervient auprès des jeunes et de leurs familles sur le thème de l’éducation, un thème qui dans les faits embrasse tous les compartiments de la vie, de la gestion domestique à la recherche d’un emploi, de l’alphabétisation à l’expression artistique, du soutien scolaire à la vie collective. Le projet était au départ citoyen, basé sur du bénévolat. Les effets néfastes de la crise économique de la fin des années 2000, avec son cortège de misère accrue et d’émigration des forces vives lui ont donné une valeur urgente et ont rendu la professionnalisation nécessaire, l’évolution du ponctuel au pérenne indispensable.
Participation des habitants
À partir de 2014, le Clube s’appuie sur une équipe de salariés menant des projets avec l’appui de volontaires. Les financements proviennent de fonds européens, nationaux ou municipaux, complétés par des formations et l’accueil de stagiaires souvent étrangers. La stratégie a changé aussi, en associant des partenaires multiples et en prenant le temps d’établir des diagnostics synonymes de visites et de rencontres avant de lancer des actions. Les habitants concernés sont impliqués dès le départ, interrogés sur leur réalité et leurs besoins, émettant des idées, validant les solutions proposées. Le projet est le leur. Alors, des assemblées sont constituées, organes décisionnaires et garantes de la bonne réalisation des actions. L’organisation s’applique aux adultes comme aux enfants.
Pour un projet de soutien scolaire, l’association est allée à l’école, rencontrer les familles et les enfants pour savoir ce qu’ils aimaient faire après les cours. Peu ont cité les devoirs, perçus négativement par les mauvaises notes que souvent ils récoltent. L’idée retenue est d’associer des loisirs à l’aide mise en place. Aller voir des matchs du Benfica, visiter le grand zoo, les envies sont multiples. Ce sont les jeunes qui ont construit le programme au sein d’une assemblée dont ils ont élaboré le règlement intérieur et qui se réunit une fois par mois. Au passage, ils ont appris à travailler en collectif, à argumenter, négocier, à décider dans un processus démocratique.
Pour les adultes, le fonctionnement est le même, dans un souci de laisser le pouvoir d’agir fleurir et de contrer le sentiment d’impuissance et de fatalité. Ils interpellent ainsi la municipalité sur des problèmes de propreté, de travaux non achevés. Quelque soit l’assemblée, les salariés et bénévoles du Clube sont présents en tant qu’invités, sans rôle décisionnaire. Ils s’effacent et accompagnent à la demande. Des jeunes du quartier sont recrutées en tant que dynamisateurs, chargés de repérer les besoins, d’aider les gens à avancer.
Le nerf de la guerre
L’aide aux associations de résidents complète l’accompagnement pour structurer mieux encore la vie du quartier. Elle se concrétise dans la demande de matériel de seconde main auprès des entreprises ou des institutions. Elle se traduit aussi dans la recherche d’aide financière. La municipalité de Lisbonne lance chaque année un appel à projets avec à la clé 50 000 euros au démarrage mais qui sont subordonnés à deux années sans subvention. Le diagnostic est alors d’importance pour construire un projet qui s’inscrit dans la durée en s’appuyant sur du bénévolat à partir de la deuxième année.
Le travail est un sésame pour s’affranchir de la misère. Certes, mais comment y accéder quand le manque de diplôme éloigne de l’emploi ? Des semaines de l’employabilité sont organisées pour la habitants, pendant lesquelles une formation est dispensée sur des compétences transversales, la compréhension de l’importance de l’image dans un entretien de recrutement, la présentation, l’habillement, l’hygiène… Elles passent par des jeux de rôles, des situations théâtralisées, des simulations d’appels téléphoniques ou d’entretiens.
Travail dans un atelier d’employabilité
Les employeurs avec qui l’association est en partenariat sont sensibilisées sur les particularités des habitants concernés, de leurs éventuelles difficultés. Elles recherchent de leur côté des salariés. Des sessions de recrutement sont organisées en commun avec un soin particulier accordé à l’accueil, une présentation en collectif puis des entretiens individuels. Dans 70 % des cas, elles aboutissent à une embauche. L’association poursuit alors son accompagnement pendant quelques mois.
Pour faciliter l’accès à l’emploi, un minibus équipé d’un ordinateur connecté se rend dans les quartiers avec des visites annoncées. Un éducateur spécialisé en employabilité et un salarié, le dynamisateur issu du quartier, accueillent, parfois avec des boissons, les personnes qui viennent au départ pour discuter puis travaillent sur leur CV, la réponse à des offres d’emploi ou de stage.
Bleue comme la mer
Un projet conséquent est en cours autour de l’économie bleue, toutes les activités liées à la mer, aquaculture, tourisme, construction navale… Financé par des pays européens hors Union européenne (Norvège, Liechtestein et Islande), il sensibilise aux métiers avec l’appui d’experts pour, à terme, permettre 200 embauches sur quatre ans. Des formations sont mises en place, complétées par du tutorat pour les jeunes intéressés, un autre moyen d’ouvrir les horizons.
Le quartier visite son avenir et aussi son histoire, celle d’un bidonville, le plus grand du pays, où la solidarité construisait les bases d’une communauté, dont la destruction a effacé les réseaux et les complicités. Le relogement a sonné le glas d’un tissu social, remplacé par des attributions de logements aléatoires. Clube a imaginé un projet d’inclusion par l’art retenu par la fondation privée Calouste Gulbenkian. Des fresques viendraient sur les façades des immeubles retracer les valeurs fleuries dans les bidonvilles. Le street art a été convoqué pour, dans un même temps, célébrer une histoire fondatrice, apprendre à peindre et à raconter. Des jeunes sont allés interviewer les anciens, souvent dans la famille. Une webradio est née de ces récits.
Atelier peinture
Une fois les moments mémorables repérés, exceptionnels comme en 1975 lorsque des maisons ont brûlé ou du domaine du quotidien tel que le lavoir improvisé, des thèmes pour les fresques se sont dégagés. Des anciens élèves des Beaux-Arts et des artistes sont venus pour réaliser les graphes avec les habitants qui ont élaboré des cahiers des charges, approuvé ou amendé les esquisses reçues en retour. Un parrain ou une marraine était nommé pour chaque fresque/bâtiment, pour suivre le travail des grapheurs. Une dizaine de fresques a été peinte, et depuis deux ans, aucune n’a été endommagée. Une exposition a retracé à la fois l’histoire du bidonville et la réalisation artistique, une façon d’être doublement conscients d’une identité particulière et digne.
L’une des peintures murales réalisées dans le cadre du projet
À regarder ces quartiers relégués de Lisbonne se sentir dignes par l’action et les projets, nul doute que José Brito-Soares y voit aussi le reflet de son propre parcours, un chemin ouvert et sinueux, où les rencontres et la curiosité se sont conjugués sous le signe de l’éducation populaire.
Monique Royer