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Gérald Bronner : « Une impérieuse nécessité de mixité sociale et scolaire »

Photographie Loïc Thébaud
À l’origine, c’est un éditeur, Christophe Bataille, qui avait lu dans des interviewes que j’avais été très « croyant » dans ma jeunesse et m’a convaincu de l’intérêt de raconter ce parcours. J’ai été finalement séduit par la proposition parce que cela pouvait donner un exemple de « radicalisation », d’adhésion à des idées folles sans être fou pour autant, et montrer comment on peut prendre de la distance peu à peu. Il m’a fallu à moi une bonne dizaine d’années. C’est un chiffre qui revient souvent quand on parle du temps nécessaire à ce type de détachement, comme le montre par exemple Romy Sauvayre dans Croire à l’incroyable (paru aux PUF en 2012) qui a interrogé des dizaines de personnes sorties de sectes.
Ma deuxième motivation a été d’éclairer les déterminants personnels qui m’ont conduit à ces croyances, dans le cadre d’une sociologie « compréhensive », de reconstituer mon univers mental d’alors. C’est pour cela que je me suis intéressé à l’esprit critique, pour être capable de comprendre les raisons qui amènent à adhérer à des croyances folles.
Dans mon expérience, il faut noter que je n’étais pas sous l’emprise d’une secte, mais plutôt influencé par un certain fantastique (Le Matin des magiciens, etc.). Il n’y avait pas de gourou dans notre groupe, nous n’avions pas non plus une doctrine bien établie, mais un patchwork de croyances, nous n’avions pas eu à rompre avec des liens affectifs ou familiaux. Moi, j’avais surtout envie de croire, et pour cela, j’avais besoin d’un compagnonnage.
J’ai été un microdélinquant et beaucoup de mes amis sont allés en prison, même s’il n’y avait pourtant pas atteinte aux personnes. Et il faut bien dire que les croyances m’ont « sauvé », je me suis détaché des actes délinquants en recherchant une « pureté », et on retrouve d’ailleurs cela aujourd’hui dans des radicalisations tel le djihadisme : on se « lave de ses péchés ».
Mais je tire aussi de cette expérience l’idée qu’il y a une nécessité très grande de mixité sociale. Je suis à fond pour celle-ci, pas tant pour des raisons morales que parce qu’il faut éviter des « clusters » culturels exclusifs. Il faut proposer aux jeunes d’autres façons d’être dans le monde. Dès que j’ai rencontré d’autres modèles, je me suis éloigné de la délinquance qui était un mode d’affirmation identitaire (on ne volait pas pour l’argent, mais pour nous affirmer). L’ésotérisme a été une autre façon de m’affirmer.
Aujourd’hui, la mixité sociale et scolaire peut permettre de donner du prestige social à d’autres activités que la délinquance. Comment faire ? Je n’ai pas la solution. Mais ça devrait être le grand projet politique d’aujourd’hui. D’ailleurs, dans les prochaines années, pour des raisons démographiques, on va devoir accueillir beaucoup de personnes issues de l’immigration et cela rendra encore plus nécessaire une réflexion sur la mixité, non seulement scolaire mais aussi urbaine. La seule façon est de concevoir les choses au niveau microsocial, presque immeuble par immeuble.
C’est vrai. Je suis un admirateur de l’école française, mais je suis un mauvais exemple. Ce n’est pas l’école qui m’a sauvé, mais plutôt l’université. J’avais des facilités pour étudier, mais l’école ne m’a pas aidé à sortir des croyances. Au lycée, je lisais beaucoup, mais en dehors des sentiers battus. La main était tendue, mais j’étais dans d’autres constructions identitaires. L’école peut « sauver », encore faut-il permettre aux enfants « d’accepter la main tendue » afin de se donner un autre imaginaire, d’être séduits par ceux qui apprennent, qui réussissent. Or, c’est loin d’être toujours le cas. La bataille du « prestige », du capital symbolique, est essentielle. Mais je ne sais pas vraiment comment faire.
Sans doute non, c’était peut-être moins nécessaire. Aujourd’hui, c’est un impératif. Mais comment faire pour que les jeunes n’y voient pas un prêchiprêcha d’adultes ? Il faudrait que des « influenceurs » s’impliquent pour contrecarrer les messages désespérants de ceux qui, comme récemment Booba, répandent des fausses nouvelles et attaquent le rationalisme. Il faudrait que la « déclaration d’indépendance mentale » devienne à la mode, mais on n’en prend pas trop le chemin.
Il ne faut surtout pas les opposer. Il faudrait arriver à réenchanter la rationalité. Les imaginaires du futur sont plutôt dystopiques, la science a perdu son pouvoir de réenchantement. La science a perdu, avec la chute du mythe du progrès, son pouvoir de réenchantement. Sans doute qu’une meilleure conscience de ce que nous savons et surtout de ce que nous ne savons pas pourrait inciter à un enthousiasme plus grand pour l’avenir. Le réel est en lui-même merveilleux, pas besoin d’aller en inventer un autre et la science est ce qui nous permet d’explorer la part du merveilleux du réel… Peut-être faudrait-il pédagogiquement instiller cela.
Oui, je pense que ce que l’on devient ne peut pas se limiter à une seule variable. On peut sinon aboutir finalement à une assignation à résidence sociale. Ce que montrent beaucoup de travaux récents, c’est que le récit déterministe a tendance à vous déterminer. Trois économistes ont travaillé sur Parcoursup2, ils ont montré les ambitions moindres des jeunes de milieu défavorisé à compétences égales, alors que les réussites dépendent souvent de ces ambitions. Et ce n’est pas tout : ces jeunes sous-estimaient leur position dans Parcoursup, et quand on leur révélait leur position réelle, une partie de ces jeunes avaient alors les mêmes ambitions que les jeunes de milieu favorisé. Moi qui me sens de gauche, je combats les discours fatalistes, qui peuvent finalement renforcer le fatalisme !
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Notes
- Les origines. Pourquoi devient-on qui l’on est ?, éditions Autrement, 2023. Voir notre recension : https://tinyurl.com/2ze59ae9.
- Article en anglais : https://rschmacker.github.io/files/JMP.pdf.