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Gare aux malentendus : Déjouer les pièges pour faire apprendre

Benoit Jadin et Benoit Roosens, éditions ChanGements pour l’égalité, 2022

Comprendre les difficultés des élèves comme des malentendus pour les déjouer au profit de leurs apprentissages, voici le pari de cet ouvrage défiant la synthèse tant il recèle de moments précieux examinés avec minutie. Les auteurs nous emmènent au cœur de la classe à travers une recherche-action visant à développer des dispositifs favorables aux apprentissages avec une attention particulière aux enfants des milieux populaires. Une large littérature s’est penchée sur les difficultés spécifiques que rencontrent ces élèves à l’école. L’originalité de cet ouvrage est de les envisager comme des malentendus. Ceux-ci ne relèvent ni de la mauvaise compréhension de l’élève ni de l’incompétence de l’enseignant. Comme ils l’expliquent, « ce n’est pas l’élève qui ne comprend pas, c’est l’élève qui comprend autre chose que ce que l’enseignant croit qu’il comprend » (p.23).

Dans une première partie, les auteurs nous offrent un cadre théorique approfondissant les notions de rapport aux savoirs, de sens et de malentendus sociocognitifs dans un langage précis et non moins accessible grâce à de nombreux exemples concrets. Ils s’intéressent particulièrement à quatre types de malentendus : scolaires, langagiers, didactiques et disciplinaires.

  • Les malentendus scolaires dépendent du rapport à l’école, et sont plus répandus chez les élèves issus des milieux populaires qui se concentrent davantage sur le faire (entourer, coller), que sur le comprendre ou l’apprendre (vérifier, confronter son point de vue avec des pairs).
  • Les malentendus didactiques se révèlent lorsque la visée d’apprentissage et le regard réflexif attendus sont effacés par la préoccupation de l’élève à suivre une procédure (une consigne, une règle) ou à produire un résultat (donner la bonne réponse, réaliser le travail demandé).
  • Les malentendus langagiers apparaissent lorsque les élèves ne perçoivent pas les différents registres de la langue et qu’ils interprètent différemment la commande de l’enseignant (la polysémie -concret/abstrait/métaphorique- des termes comme « le réveil » dans un texte lu, le terme spécifique de « sommet » en mathématiques).
  • Les malentendus disciplinaires surviennent lorsque l’enseignant, les élèves voire les parents ne partagent pas les mêmes représentations sur les finalités, le contenu et les tâches d’une discipline. Par exemple, il est commun de se représenter les tâches en mathématiques comme l’application de procédures ou en sciences sociales, comme des discussions sans finalité précise. La mécompréhension du but d’apprentissage ou de la posture à adopter dans des dispositifs de classe, les composantes implicites des consignes, le parasitage des activités ou les ambigüités du vocabulaire employé posent un ensemble d’obstacles auxquels les enseignants et les élèves sont confrontés tout au long des activités de la classe.

Dans la seconde partie, les auteurs relatent la partie empirique de leurs investigations. Ils repèrent minutieusement les malentendus dans lesquels les élèves sont embarqués malgré leur motivation à réussir. Ils montrent comment les pratiques des enseignant·e·s peuvent mener à des impasses à leur insu. Ils attirent l’attention sur les microdifférences qui se construisent dans les détails, et qui, récurrentes, mènent à de grandes inégalités.

Ces malentendus sont tangibles dans le récit des trois expériences menées par des enseignantes engagées à tester des séquences d’enseignement et à proposer des dispositifs évitant ou dépassant ces malentendus : en lecture, en mathématiques et en sciences dans des classes d’établissements primaires aux indices socioéconomiques contrastés. La description des contextes, la présentation du dispositif (objectifs, notions, matériel, plans de séquence, obstacles anticipés et pistes pour y remédier) est suivie de la retranscription intégrale des séquences en classe. Celles-ci nous emportent au cœur des interactions et nous invitent à vivre ces malentendus de l’intérieur. Ces récits d’expériences sont analysés en collaboration avec les praticiennes-chercheures associées à l’expérience, dans le cadre d’ateliers organisés par le mouvement « ChanGements pour l’égalité ». L’analyse des trois situations envisage systématiquement le rôle joué par le dispositif, le sens, les différents malentendus qui s’y révèlent ainsi que les interactions entre l’enseignant et les élèves (consignes, rythme, circulation dans la classe corrections, matériel) et entre élèves (rapport de pouvoir, travail collaboratif) tout en proposant des alternatives et des pistes d’amélioration. Nous sommes amenés à réfléchir et à comprendre les malentendus qui s’immiscent dans les interstices des situations et à se rendre compte des subtilités du métier qui s’exerce avant tout dans l’instant.

La troisième partie propose des « contre-pièges ». Les pistes d’actions envisagent le travail en amont de repérage et d’anticipation des obstacles langagiers et sociocognitifs. Des solutions sont examinées pour rendre le savoir à construire plus « visible », pour que le choix des activités de départ oriente les élèves sur le sens attendu de la tâche tout en l’alignant sur l’objectif didactique visé. Les auteurs attirent l’attention sur le soin à apporter au cadrage, en amont, en classe et lors de sa clôture, car trop diffus au départ, il peut se transformer en succession de recadrages très étroits au cours des interactions. Toutes les composantes des activités sont mises à contribution : les consignes, le rythme, les distracteurs, la construction et l’usage des traces, la circulation de l’enseignant·e et le soutien aux élèves, la dynamique de groupe et les relations de pouvoir entre élèves. Ces solutions transversales aux malentendus constituent autant de points de vigilance et d’hypothèses, car comme les auteurs le soulignent, « il n’est possible de gommer tout ce qui se joue dans la classe » (p. 230). Enfin, ils mettent en évidence l’apport du travail collaboratif qui a permis la préparation et l’analyse réflexive de ces séquences entre enseignantes et au sein du collectif de recherche-action.

La visée des auteurs, praticiens-chercheurs, est de renforcer le pouvoir agir des enseignant·e·s et de dépasser le fatalisme induit par les difficultés inhérentes à la complexité des situations de classe. Rarement, les conclusions d’une recherche proposent un ensemble de pistes concrètes pour orienter les pratiques, sans en faire des recettes ni des solutions parfaites. Nous ajoutons que si cet ouvrage porte sur des situations didactiques à l’école primaire, l’enseignante que je suis en a retiré des principes d’amélioration pour son enseignement dit supérieur.

Caroline Letor