Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Former aux controverses (et à les résoudre)

Souvent, les enseignantes et enseignants ne se sentent pas compétents, (in)formés, ou en sécurité pour aborder en classe les controverses de l’actualité : vaccination, climat et transitions énergétiques, identité sexuelle, consommation de viande, etc. Ces questions divisent et mobilisent. Comment faire, sans se mettre en danger ni délaisser les apprentissages disciplinaires ?

Comment amener nos élèves de collège REP (réseau d’éducation prioritaire) à mener dès la 4e des raisonnements argumentés autour d’une question controversée : l’hésitation vaccinale ? Sans viser l’exhaustivité, nous avons voulu leur donner à voir et à vivre une méthode applicable face aux questions socialement vives (QSV) dans d’autres contextes (sur d’autres questions, avec d’autres enjeux, d’autres incertitudes, d’autres interlocuteurs et via d’autres médias).

Le travail présenté est celui d’une équipe mixte, dans laquelle trois enseignants de collège et trois chercheurs coconstruisent questions, séances et analyses. Ils modifient, ajustent, affinent petit à petit les outils et méthodes, d’une année sur l’autre, afin de les rendre efficients et partageables. Notre équipe est fédérée en un Léa (lieu d’éducation associé à l’IFE, Institut français de l’éducation) adossé à l’unité de recherche S2HEP (Sciences, société, historicité, éducation, pratiques) de l’université de Lyon.

À la question « La vaccination est-elle la seule solution à la crise du covid ? » posée en fin de séquence d’histoire-géographie-EMC, une élève en difficulté scolaire répond : « Le vaccin est peut-être la seule solution contre l’épidémie. Même si mon avis est assez mitigé, je pense que s’il faut se faire vacciner pour sortir de la crise, alors c’est la meilleure solution. Je ne suis pas sûre que l’épidémie s’arrêtera tout de suite après beaucoup de Français vaccinés, mais il y aura beaucoup moins de cas et de personnes en réanimation. C’est déjà un gros progrès. Mais je suis persuadée qu’avec le vaccin (s’il est mis en place avec une bonne stratégie et assez vite) nous pourrons éviter une troisième vague. »

Cet avis final rapporte une prise de position claire bien que dans l’incertitude. Elle considère la complexité de la situation. Après avoir douté toute la séquence, à la fin, cette élève dit « je sais » mais elle le dit avec nuance et finesse.

Elle a pris position mais en définissant le contexte (« si […] alors ») en identifiant des restrictions « ce sera déjà un gros progrès », et en terminant avec une certitude « je suis persuadée ». Ces indices sont autant d’indicateurs de la qualité argumentative et nous travaillons à en faire une ceinture de compétences transférables.

Mettre à distance, critiquer les sources

Cette production arrive à l’issue d’une mise à distance de l’information, où les élèves sont déstabilisés par une succession de documents, reflétant une forme d’emballement médiatique autour du vaccin, issus de sources variées (médias, institutions, individus, sites, etc.). Nous avons pris soin de leur présenter différents points de vue de différents acteurs : économiques, scientifiques, politiques. À chaque fois, les sources sont critiquées, les acteurs présentés et les arguments expliqués, puis les élèves sont amenés à argumenter leur position nouvelle (ou identique).

En SVT (sciences de la vie et de la Terre), l’accent est mis sur l’attention portée à la pensée d’autrui pour dépasser la bipolarisation caricaturale (pro-antivax) du débat : « Vacciner les adolescents contre le HPV (papillomavirus), qu’en penses-tu ? Ton avis – tes arguments – tes doutes. »

Extraits des réponses :
« Le vaccin diminuerait les lésions et par la suite un cancer, ce qui est plutôt encourageant pour se faire vacciner. Cependant, le vaccin pourrait détourner du dépistage, qui, lui, est beaucoup plus important et fiable. […] mais l’efficacité du dépistage reste à prouver et le vaccin coute cher au pays. » Ce témoignage nous montre l’identification des domaines de controverse et des avis divergents.
« Avant de prendre la décision de se faire vacciner ou non, il est important de prendre en compte les risques encourus […] Néanmoins, l’avis est propre à chacun. » Celui-ci comprend l’importance de laisser aux individus leur libre arbitre, tout en indiquant bien qu’il ne s’agit pas d’un choix par défaut ou au hasard, mais bien d’un choix en connaissance de cause.

Dispositif

Les argumentations des élèves sont toutes différentes et montrent que l’authenticité de la question est une motivation pour prendre au sérieux le rôle de citoyen. Mais le dispositif qui y aboutit a son importance également.

Au cours des deux séances consacrées à cette question, les élèves ont d’abord acquis des connaissances (sur la vaccination et sur le HPV), puis, confrontés à des infographies plus ou moins anxiogènes, issues d’internet et volontairement non validées par les professeurs pour susciter de nouvelles questions, ils ont été déstabilisés. Ces images sont parfois volontairement conçues pour créer de l’angoisse (couleurs, mots, images, montage, etc.), mais le contexte de la classe permet de ne pas les aborder seul face à un moteur de recherche, de mettre à distance les informations et les émotions pour mieux les intégrer dans une position argumentée.

Chacun a ensuite étudié un discours différent issu d’une source internet pour identifier arguments et fiabilité à l’aide d’une fiche méthode. Après une mise en commun, ils ont pu débattre collégialement de l’avis du groupe sur la question. Le débat a servi à comprendre la pensée d’autrui et à construire un consensus du groupe, qui peut être finalement différent de l’avis individuel de chacun.

Une compétence centrale dans la construction d’une pensée argumentée complexe est la mise à distance de sa propre argumentation. La didactique1 nous apprend que travailler la structure améliore aussi le contenu de l’argumentation.

Un travail a été mené en anglais pour répondre à la question : « Are you against or for getting the covid 19 vaccine ? is it the best way or the only way to get back to the normal ? »

Extrait du débat final (vingt-cinq minutes) :
« – I am for getting the covid 19 vaccine because… the only way to get out of the pandemic, make people relax, start travel again, protect us and our families…
– I am against getting the covid 19 vaccine because… you don’t know 100 % sure because the time of research is court and they are skipping step in the stage, and they are second [side] effects, and I prefer school at home. »

Ces élèves expriment clairement leur avis et invoquent plusieurs arguments de différentes natures, ce qui est une prouesse en langue étrangère pour notre public. Mais le second élève envisage aussi les conséquences négatives de son choix. L’argumentation est ici beaucoup plus développée et on peut remarquer une expression très personnelle sans souhait d’un retour à la vie « normale ».

Outillage préalable et préparation

Pendant l’échange entre élèves – guidé, reformulé, relancé par l’enseignante –, on observe une complexification progressive de la pensée. Il faut souligner l’importance du dispositif d’outillage linguistique et culturel préalable (classe inversée, brainstorming sur des articles de presse, témoignage vidéo authentique, construction d’expertise sur divers aspects), ainsi que la préparation du débat par la rédaction d’arguments de différentes catégories sur un modèle inspiré des talk moves et autres accountable talks anglosaxons.

Ces méthodes, très présentes dans le monde anglosaxon, consistent en des discussions de classe autour de questions complexes ou nouvelles pour les élèves. Leur but est de permettre, uniquement par un dialogue guidé, l’acquisition de compétences de raisonnement. Elles sont structurées par le respect des faits (connaissances), de la rationalité (règles argumentatives), et de l’autre (idées et sentiments). Nous essayons d’inclure ces compétences langagières plus largement dans le quotidien des élèves en langue vivante.

Initialement, nous nous demandions si utiliser les questions socialement vives et les débats aidait nos élèves à s’approprier des connaissances disciplinaires ; nous avons pu observer au cours de trois années d’expérimentation qu’engager les élèves dans des débats citoyens leur fait atteindre un niveau d’argumentation que bien des adultes n’ont pas.

Ces résultats encourageants nous poussent à développer nos approches en visant deux nouveaux objectifs : trouver des modalités pour que les élèves soient encore plus la force motrice de ces débats, et les aider à hiérarchiser clairement leurs arguments (ou leurs objections) selon un système de valeurs personnelles, c’est-à-dire une éthique explicite.

Pierre Dutreuil
Enseignant de SVT en collège à Roanne (Loire)

Sur notre librairie :

N°550 – Former l’esprit critique
Dossier coordonné par Aurélie Guillaume-Le Guével et Jean-Michel Zakhartchouk

La formation à l’esprit critique, c’est bon pour tous les âges et toutes les disciplines : le dossier en propose de nombreux exemples concrets. Mais il ne s’agit pas d’amener à tout relativiser, plutôt de défendre un effort de rationalité et d’intelligibilité.


Hors-série numérique n°56 – Le débat en classe : modes d’emploi
Dossier coordonné par Florence CastincaudOrganiser des débats en classe, fort bien, mais comment ? Y a-t-il des écueils à éviter ? Et un débat, pour quoi faire ? Peut-on vraiment apprendre en débattant ? Un dossier pour envisager le débat dans tous ses états et dans toutes les disciplines, car les formes et les entrées sont multiples. Un dossier qui rappelle qu’on a besoin de l’autre pour apprendre, pour comprendre, pour inventer.