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Espérance banlieues : derrière la vitrine médiatique…

Pourquoi les élèves d’Espérance banlieues reviennent-ils au collège public de Montfermeil ?

Il existe trois raisons principales :

– Les parents se rendent compte des manquements de cet établissement (ou sont en désaccord avec certaines méthodes) et reviennent dans le public.

– À la fin de la 4e, les élèves qui ont un niveau trop faible sont orientés dans une classe « spéciale » baptisée, la « B1 ». Cela évite de les présenter au brevet mais entraîne un surcout pour les parents qui préfèrent les remettre dans le public.

– À la fin de la B1 ou de la 3e, les élèves se retrouvent sans orientation (les élèves du hors contrat passent après les autres dans l’affectation des lycées professionnels publics) et nous reviennent.

Quels sont les rapports des enseignants et de l’administration avec les parents de ces ex-élèves d’Espérance banlieues ?

Les parents de ces élèves communiquent très peu sur le sujet. Ils ont pensé faire le meilleur choix pour leurs enfants en les inscrivant dans une école privée, donc, dans leur imaginaire, prestigieuse. La désillusion n’en est que plus grande. Il y a souvent une sorte de honte, voire un tabou, à l’évoquer. Quant au rapport avec l’administration, je n’ai pas d’informations.

Concernant le niveau scolaire et le comportement des élèves, qu’a pu constater l’équipe éducative du collège ?

Les exigences du cours Alexandre-Dumas diffèrent beaucoup des nôtres… Sur le plan du comportement, dans mon collège, on attend en effet d’un élève qu’il travaille en classe et qu’il soit attentif pendant toute l’heure. On ne permet pas, par exemple, l’auto-exclusion des élèves. Globalement, et assez étonnamment par rapport à ce que laisse voir Espérance banlieues, nous sommes plus exigeants sur le comportement et cela entraîne des frictions avec les élèves qui n’ont pas été habitués à cela (interdiction du chewing-gum, bavardages en classe, insolence…).

Le niveau scolaire des élèves qui nous reviennent est très faible. Des tests sont passés par ces élèves et aucun n’atteint la moyenne. Ils ont de grosses lacunes en syntaxe, en anglais pour les élèves arrivant du primaire, en physique-chimie par exemple pour les élèves venant du collège. De plus, les établissements Espérance banlieues étant hors contrat, ils ne sont pas obligés de respecter les programmes scolaires. Il y a des pans entiers du programme qui sont sous-traités (évolution, décolonisation…)

Avez-vous des informations sur le contenu de l’enseignement (des documents, des cahiers, des manuels, etc.) ?

Quasiment pas. Certains élèves nous disent qu’ils ont perdu leurs classeurs et cahiers, d’autres que la direction d’Espérance banlieues leur a dit de ne pas nous les communiquer. Les quelques retours en SVT montrent qu’il s’agit plus d’un enseignement de sciences naturelles comme il avait cours dans la première moitié du XXe siècle. Ils font par exemple de nombreuses randonnées propices à la conception d’herbiers (ce qui, en soit, est une bonne chose) mais ils ne font pratiquement jamais une analyse de documents ou une compréhension des mécanismes biologiques ou géologiques. Ils sont dans la description du monde plus que dans sa compréhension.

Sur le fonctionnement général de l’établissement, il y a des « coutumes » très marquées idéologiquement. Par exemple quand on voit, dans le reportage sur l’école Alexandre-Dumas diffusé sur France 2 et produit par Mélissa Theuriau, qu’en fin d’année les filles nettoient les classes pendant que les garçons jouent au foot ou que les élèves sont séparés en fonction de leur sexe à la cantine, etc. Enfin, faire creuser une tranchée à des élèves ne me semble pas une manière viable d’enseigner la Première Guerre mondiale. Il existe également dans ces établissements des cours de morale (intitulés « fond et forme de la relation humaine ») effectués par le directeur qui peuvent être sujets à caution.

Quelle est la réaction des collègues vis-à-vis de ces élèves ?

Nous ne savons pas forcément d’où viennent nos élèves. Cependant, lors des conseils de classe, on remarque qu’une partie non négligeable de celles et ceux les plus en difficulté est passée par Alexandre-Dumas. Il y a un certain découragement, car cela semble une source intarissable. Chaque année, nous constatons ces lacunes, nous nous en inquiétons, mais ils arrivent encore plus nombreux l’année suivante. C’est assez désespérant de voir un établissement faire de tels ravages et de ne pouvoir que recevoir les « pots cassés ». Qui plus est, aucun suivi ne semble apporté aux élèves rencontrant une dyslexie, un trouble de l’attention ou même des problèmes de vue ou d’audition. Il faut construire les PAP (plans d’accompagnement personnalisé) et même parfois les PAI (projets d’accueil individualisé) à partir de rien, même pour des élèves de 3e.

Un petit mot pour finir sur la mobilisation autour d’Espérance banlieues. Un collectif s’est créé à Montfermeil, quelles sont ses actions, les raisons de votre engagement ?

En tant qu’enseignant, je ne peux que mobiliser les ressources disponibles afin d’aider au mieux élèves. En tant qu’individu, et à titre personnel, je peux exprimer publiquement mon indignation quant aux établissements d’Espérance banlieues et l’aura médiatique bienveillante qui les entoure. Nous nous sommes associés avec des élus et des parents de Montfermeil afin de faire connaître l’envers du décor. Nous essayons d’alerter les médias afin qu’ils enquêtent plus profondément sur ces établissements et qu’ils ne se contentent pas de relayer les plans de communication. Notre engagement a pour origine l’existence-même de ces établissements qui nous semblent néfastes, aussi bien par le contenu des cours qui y sont prodigués que par la tromperie qu’ils représentent pour des familles voulant le meilleur pour leurs enfants.

Propos recueillis par Grégory Chambat

Des écoles low cost et une pédagogie au rabais

 

Moins d’une douzaine d’établissements pour à peine un demi-millier d’élèves… Si les écoles privées hors contrat Espérance banlieues sont bien un phénomène marginal, leur succès médiatique est indéniable. Des dizaines de reportages dans les principaux JT, des documentaires et plus d’une centaine d’articles dans la presse nationale et locale encensent le projet, la plupart du temps sans véritable recul critique[[À quelques rares exceptions près, dont la remarquable enquête d’Alicia Bourabaa pour le magazine Causette n° 76 de mars 2017 : « Écoles privées : les réacs colonisent la banlieue. L’école de l’anti-république prend ses aises. »]].

Salut au drapeau, Marseillaise main sur le cœur, uniforme (une couleur pour les garçons, une autre pour les filles), récompenses sous forme de médailles (Clovis ou Jeanne d’Arc, là encore selon le sexe) et surtout éloge de la pédagogie d’avant-hier : tout un programme… et surtout de quoi exhiber de beaux « clichés » !

Ce réseau est né en 2013, à l’initiative de la Fondation pour l’école. Cette puissante officine liée à la Manif pour tous (et reconnue d’utilité publique sous le gouvernement de François Fillon) décide alors que son lobbying en faveur des écoles hors contrat doit être « plus en phase avec la conjoncture sociopolitique actuelle. » (Rapport d’activité de la Fondation pour l’école de 2013) C’est Xavier Lemoine[[Xavier Lemoine est vice-président du parti Chrétien-Démocrate de Christine Boutin. Partisan de l’alliance avec le FN, c’est aussi un proche de Robert Ménard.]], le très réactionnaire maire de Montfermeil en Seine-Saint-Denis, qui accueille avec enthousiasme le premier établissement Espérance banlieues.

Une braderie générale…

Pour « relooker » l’image du hors contrat, ces écoles low cost (75 € par mois + le prix de l’uniforme – qui se mérite !) ciblent le public des quartiers sensibles. Et on y brade aussi les exigences pédagogiques et les savoirs (toutes les matières ne sont pas enseignées) au profit d’un scoutisme de bons pères missionnaires avec comme ultime finalité « l’amour de la France ».

Peu importent alors les résultats (au brevet des collèges, par exemple), bien loin de ceux des écoles publiques, c’est l’affichage qui prime. Avec ce coup de génie de faire parrainer le réseau par des personnalités people, tel le journaliste Harry Roselmack. Comme l’illustre le témoignage présenté ici, les animateurs de ce réseau ont davantage misé sur la « com’ » que sur la pédagogie. Derrière la vitrine médiatique, les intentions et les enjeux sont très éloignés du projet affiché de réenchanter la banlieue.

… Bien financée

Côté financement, le président d’Espérance banlieues, M. Éric Mestrallet, qui préfère se présenter en « père de famille » plutôt que comme ancien attaché parlementaire du sénateur villiériste Bernard Seillier, assure avec succès le relationnel auprès des fondations du CAC 40, promettant des exonérations fiscales et aussi un positionnement sur un marché potentiellement porteur (ainsi en Suède, depuis un an, des écoles privées sont cotées en bourse).

En alimentant le déclinisme ambiant et le fétichisme des recettes pédagogiques de grand-mères, le véritable projet d’Espérance banlieues est de partir à la conquête des « périphéries » et de se développer à tout prix, y compris en attirant des familles désespérées au risque de grandes désillusions, comme à Marseille où des plaintes ont été déposées contre le directeur.

Éclairer les ressorts et les motivations (politiques, religieuses, économiques, etc.) de ce réseau, sans nier ni se résigner aux défaillances du service public d’éducation ou à son discrédit auprès de certaines familles, est une nécessité : un combat social et pédagogique…

Grégory Chambat
Enseignant, membre du collectif Questions de classe(s)