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Éduquer pour un monde problématique

L’auteur nous propose une réflexion approfondie et lucide sur la «crise éducative» actuelle, en mettant en évidence la responsabilité éthique de l’éducateur, en nous invitant à nous libérer des préjugés et des manichéismes, de manier la prudence, d’apprendre à douter et à mettre la liberté et l’autonomie au cœur de l’action pédagogique.

Saisi dans un monde hypermoderne, égaré dans une société qui s’emballe, impuissant devant les avatars de l’économie libérale et déchiré devant les contradictions de l’idéal démocratique, l’éducateur d’aujourd’hui est légitimement en plein désarroi. Comment en effet indiquer le cap alors même que toute la société semble en perdition ? C’est ce problème crucial qu’aborde Michel Fabre dans cet ouvrage. Après plusieurs essais sur la notion de problématique en formation chez Bachelard, chez Jules Verne, il s’attaque ici à la question éducative dans son ensemble en convoquant des auteurs de la postmodernité comme Deleuze, Wittgenstein, Rancière, un visionnaire comme John Dewey, mais aussi en revisitant quelques poncifs de la pensée contemporaine comme la sécularisation ou la fin de la culture. Il ne s’agit pas avec ce travail documenté de sortir du désenchantement qui domine notre modernité, mais au moins, pour l’éducateur, pour l’enseignant, de s’organiser, de se positionner, de dépasser quelques interrogations de ces temps incertains. L’ouvrage se construit autour de trois moments : apprendre à décrypter la crise, apprendre à s’orienter et enfin élaborer sa propre voie pour une pratique professionnelle libre et efficace.

Michel Fabre nous fournit d’abord les outils conceptuels donnant accès à l’intelligibilité de la crise. Notamment ce qui ressemble à un renversement copernicien de la posture naturelle. Non pas chercher les «idées» (Platon) ou les solutions, mais apprendre à soulever les problématiques auxquelles nous sommes confrontés. Ne pas se tromper de problème, c’est, au cœur de la crise, ne pas s’attacher aux formes historiques des institutions ou des pratiques sociales, mais remonter jusqu’aux enjeux anthropologiques à l’origine de nos sociétés. C’est toucher les problèmes de «deuxième ordre» qui, en amont de la tradition décadente, font figure de fondamentaux à résoudre. Comprendre la crise, c’est alors élucider les signes de la modernité (p. 34), les confronter aux schèmes désorganisateurs de la postmodernité (p.38), mesurer ensuite leurs conséquences dans le champ éducatif et en assumer les effets : le déplacement souvent troublant de la normativité.

Pour un enseignant, il ne suffit pas de comprendre «les métamorphoses de la normativité» (p. 48), encore faut-il se situer dans l’action. Appréhender les modèles les mieux à même de répondre aux exigences d’un monde devenu problématique. La question de l’orientation devient désormais centrale. Elle occupe le cœur du travail de Michel Fabre. Elle consiste à mettre en place des repères qui permettent de ne pas s’égarer dans l’univers moral, juridique et politique de la postmodernité. Plus que jamais, l’enseignant a besoin de réfléchir à partir d’une éthique de la prudence (Aristote) et de se doter d’une pédagogie de l’argumentation fondée sur la rhétorique constitutive de l’exigence démocratique. Le patient travail de l’auteur est d’exhumer les schèmes du repérage, d’en analyser les niveaux d’obsolescence ou de pertinence avant de s’arrêter sur le modèle de John Dewey qui fait de l’expérience éducative une pratique réellement pensée, partagée et susceptible d’être prolongée. Il devient plus aisé ensuite de déployer cartes et boussole pour tracer son chemin pédagogique (chap. 5). Les outils cartographiques ne manquent pas (triangle pédagogique de Jean Houssaye), mais il faut la boussole de son expérience et une réflexivité effective pour faire émerger les méta-repères (p.82) et les fragilités de l’action éducative.

Ce que montre en fin de compte Michel Fabre, c’est la nécessité d’un jugement réfléchissant pour se prémunir des idées préconçues ou des à priori de l’action pédagogique. Il faut «apprendre à douter», dit-il (p. 85) afin de se construire un jugement autonome et nuancé. Il n’est pas nécessaire de faire table rase et de jeter le bébé avec l’eau du bain. Il n’est pas fondé de renoncer à la raison inhérente à la modernité. Il faut au contraire revitaliser le principe de raison jusqu’à l’insolence. Jusqu’à l’émancipation totale qui donne accès au «sens du problème» (p. 107). Il s’agit de promouvoir l’éthos de la problématisation : une nouvelle attitude intellectuelle qui consiste à mettre la liberté et l’autonomie au cœur du processus réflexif. Se libérer des manichéismes stériles (intégrisme/relativisme) ou des postures idéologiques. En ces temps incertains, il convient de redécouvrir certains aspects de la transcendance, de penser le pluralisme culturel dans le cadre d’une éthique de la bienveillance et de la reconnaissance de l’autre. Dans un ultime chapitre, la problématique de l’émancipation (déjà formulée chez Kant dans Qu’est-ce que les lumières ?) apparait comme la clé des problèmes de notre époque hyperlibérale. Qu’il s’agisse de l’obéissance, du mépris des élites, de l’insolence, il s’agit toujours de dépasser les enfermements de l’intelligence pour ouvrir les boites noires de la tradition. S’avancer délibérément vers les possibles à l’aide de la raison autonome et libre, éclairée par l’éthique de la prudence, modérée par les outils de l’expérience (John Dewey).

L’ouvrage de Michel Fabre représente une forme d’espoir. Ce n’est pas un livre spécialement optimiste, mais il pose lucidement les exigences de notre époque incertaine : la responsabilité éthique de l’éducateur, responsabilité individuelle qui n’exclut pas cependant une approche collective des problèmes.

Christian Vitali