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Écrire l’histoire de la déportation en bande dessinée

Dessin réalisés à partir d’une photographie d’Eugène Maës, que les élèves ont habillé aux couleurs du Stade Malherbe de Caen.

Dessin réalisé à partir d’une photographie d’Eugène Maës

Pour contribuer à la mémoire de la déportation et des vies des personnes déportées, des élèves et leur enseignante ont fait un pas de côté : hors temps scolaire, en bande dessinée, et en explorant différentes archives, comme de véritables historiens.

Alors qu’en 2024, la France célèbre le 80e anniversaire de sa Libération, et que, par ailleurs, notre pays accueille les Jeux olympiques d’été à Paris, je désirais mettre à profit cette riche actualité mémorielle et sportive afin de proposer un enseignement original de l’histoire-EMC aux élèves.

J’ai proposé un atelier à des élèves volontaires de 3e, en dehors des temps de cours, le midi, une à deux fois par semaine, pour des séances d’environ une demi-heure. Nous avons commencé à travailler au retour des vacances du printemps, en avril, et nous avons terminé le 4 juin, pour que le travail soit exposé le 6 juin à l’occasion des commémorations du Débarquement en Normandie.

Sept élèves, Anaïs, Emma, Gaspard, Mathilde, Romane, Alaïa et Nolan, se sont inscrits pour « travailler tous ensemble à partir de documents d’archives », dans le but de retracer le parcours d’un sportif victime du nazisme, du régime de Vichy et du collaborationnisme en France (1940-1945). L’occasion pour ces jeunes de découvrir une manière différente d’aborder l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, par le prisme d’une vie.

Anaïs, Emma, Gaspard, Mathilde, Romane, Alaïa, Nolan © Émilie Rimbot
Une vie

Cette vie, c’est celle d’une figure locale, Eugène Maës (1890-1945). Star internationale du football français installée en Normandie au lendemain de la Première Guerre mondiale, Eugène Maës joue au Stade Malherbe de Caen et l’entraine dans les années 1920, avant de devenir propriétaire de l’école de natation et guinguette « Le Lido » sur les rives de l’Orne. Dénoncé en 1943 par une « collabo » notoire, il meurt au camp de concentration de Mittelbau-Dora quelques semaines avant la chute du régime hitlérien.

Dès 1952, la municipalité de Caen honore sa mémoire en nommant une rue « Eugène Maës », non loin du stade de Venoix qui l’a vu évoluer. Depuis 2017, le stade nautique de Caen porte également son nom.

Collage d’Anaïs à partir d’une photographie de la rue Eugène Maës à Caen

« Nous nous sommes investis dans le projet, car le sujet nous intéressait et il nous touchait. Cela nous a apporté plus de connaissances sur l’histoire des personnes déportées et la Seconde Guerre mondiale. Nous avons plus d’exemples à raconter que les autres élèves de 3e, notamment pour le Brevet. » Effectivement, « l’atelier m’a aidé à répondre au sujet d’EMC », rapporte Gaspard en sortant de l’épreuve du Diplôme national du brevet.

Quant à Emma et Romane, elles ont fait le choix de présenter le projet à l’épreuve orale du DNB dans le cadre du Parcours citoyen.

Collage d’Emma et de Mathilde
Dessin d’Anaïs et collage de Romane, réalisés à partir d’une photographie d’Eugène Maës, alors footballeur international au Red Star de Paris (1910-1914) – Agence photographique Rol, Gallica.bnf.fr
Dessin d’Anaïs et collage de Gaspard et de Mathilde, réalisés à partir d’une photographie d’Eugène Maës, que les élèves ont habillé aux couleurs du Stade Malherbe de Caen – Agence photographique Rol, Gallica.bnf.fr
Une bande dessinée

La biographie d’Eugène Maës prend la forme d’un récit illustré. « Nous nous sommes inspirés des illustrations de Robin Walter » et de sa chronique « Transversale » pour le magazine en ligne Ernest (éditions En Exergue, 2024). Auteur contemporain de roman graphique, Robin Walter aborde des sujets d’histoire et de société, via le sport notamment.

Les adolescents ont découvert ses bandes dessinées à travers une activité de recherches et de réécriture d’« Alfred Nakache, Le nageur d’Auschwitz » (Ernestmag.fr, 27 janvier 2023), activité proposée antérieurement dans le même atelier. Champion de natation, survivant de la Shoah, il avait représenté la France aux Jeux olympiques de Berlin en 1936 et il concourra de nouveau sous la bannière tricolore aux JO de Londres de 1948, à peine trois ans après son retour de déportation.

Une manière pour les élèves de découvrir l’histoire du génocide des Juifs de France et les archives qui permettent de l’écrire, via un genre littéraire qu’ils apprécient. L’idée de créer leur propre récit historique sous la forme originale d’une BD a alors germé. Avec l’aimable autorisation de Robin Walter, ils ont emprunté dessins et police d’écriture à l’auteur. Quant à leurs propres illustrations, les collégiens ont opté pour des photographies et affiches d’époque, dont certaines sont reproduites au crayon et sous forme de collage par Anaïs, Emma, Gaspard, Mathilde et Romane.

Dessin d’Anaïs et d’Emma réalisé à partir d’une affiche conservée aux Archives départementales du Calvados, cote 25FI/282/1.

Ce projet est également l’occasion pour les élèves de s’initier à la recherche historique, dans l’objectif de rédiger des biographies pour retracer la vie des déportés et conserver ainsi leur mémoire.

Je me suis pour cela inspirée du Livre des 9000 déportés de France à Mittelbau- Dora1, dans lequel sont publiées deux biographies réalisées par un groupe d’élèves que j’ai encadré entre 2018 et 2021, et pour lequel j’ai moi-même écrit 280 biographies, ainsi que du Dictionnaire des victimes du nazisme en Normandie, projet de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation et du laboratoire de recherche HisTeMé (Histoire, territoires et mémoires), à paraitre en 2025.

« Un vrai travail d’historien »

« Nous avons fait un vrai travail d’historien ! » Alaïa, Emma, Gaspard et Nolan ont en effet étudié des archives d’origines et de natures variées, accessibles en ligne ou dont des copies nous ont été transmises. Il s’agissait d’actes de naissance (Archives communales de Paris), de documents iconographiques (Archives départementales du Calvados), d’un film amateur de la famille James, d’un dossier de demande de titre de déporté (Service historique de la Défense à Caen), d’archives des camps de concentration conservées à Bad Arolsen en Allemagne, ou encore de celles transmises par l’Association française Buchenwald-Dora et kommandos. Des QR codes, au fil de la biographie, permettent l’accès à quelques-unes de ces ressources.

Personnages créés par Robin Walter et les narrateurs de la chronique Transversale

Les adolescents sont fiers de leur engagement à reprendre le flambeau des derniers témoins et ainsi perpétuer la mémoire de la déportation : « Nous sommes parus dans le journal Ouest France ! » Exposé depuis le 6 juin au collège Jean-Grémillon à l’occasion des commémorations de la Libération, « notre travail sera visible au Salon du livre de Cerisy-la-Forêt le 21 septembre, puis aux Archives départementales du Calvados cet automne », comme le revendiquent les élèves.

En janvier 2025, l’exposition sera présentée au Stade nautique Eugène-Maës de Caen. L’UFR de Staps de l’université de Caen devrait également l’accueillir à l’occasion du 80e anniversaire de la libération des camps nazis. Par ailleurs, les élèves se sont vus offrir un livret imprimé de leur exposition, dont un exemplaire est consultable au CDI du collège Jean-Grémillon.

Quant à moi, j’espère pouvoir proposer de nouveau un atelier cette année sur un créneau d’une heure.

Émilie Rimbot
Enseignante d’histoire-géographie-EMC au collège Jean-Grémillon de Saint-Clair-sur-l’Elle (Manche)

À lire également sur notre site :

La Balade nationale, entretien avec Étienne Davodeau et Sylvain Venayre

« Faire un projet en histoire, ce n’est jamais banal. », Entretien avec les coordonnateurs du dossier « L’histoire à l’école : enjeux », Benoit Falaize et Alexandra Rayzal

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S’approprier le questionnement historique avec des vidéos documentaires, par Laurence Cohen

« Chaque épisode est écrit de manière à anticiper sur une déclinaison pédagogique possible », entretien avec Patrick Boucheron

Une soirée au musée (de l’immigration), par Émilie Kochert

En banlieue, c’est possible! Par Amaury Pierre, Fabien Pontagnier (accès réservé aux abonnés)


Sur notre librairie

Couverture du numéro 546 - L’histoire à l’école : enjeux

Couverture du numéro 506 - À l'école de la bande dessinée

Notes
  1. Dirigé par Laurent Thiery et paru aux éditions du Cherche-Midi en 2020, ce livre retrace la vie de chacun des 9000 déportés de France, femmes et hommes de toutes nationalités, passés par le camp de concentration de Mittelbau-Dora (1943-1945). https://lacoupole-france.com/centre-de-ressources-et-de-recherches/le-livre-des-9000-deportes-de-france-a-mittelbau-dora/.